Au Moyen Âge, lors de jugements ou d'événements importants, il était courant de graver une marque ou une inscription sur une pierre pour en garder une trace officielle. La « pierre blanche » symbolisait alors un moment exceptionnel ou une décision capitale, inscrite de manière visible pour attester de sa particularité.
Pour marquer ce jour, ce 14 e sommet, ce sont trois petites pierres (pas forcément blanches) que j’ai ramassées sur le chemin en redescendant du Grand Veymont, point culminant du massif du Vercors (2341m). Je les ajouterai à ma petite collection de cailloux qui marquent autant de moments, rappellent des lieux, que je veux conserver ainsi dans cette mémoire caillouteuse gardienne de ces instants de grâce où se ressent pleinement la « puissance d’exister » (1), où l’on est envahi par cette adhésion à la vie, dans sa pureté élémentaire, son caractère fondamental, son évidence indicible, qui nous transporte dans un état de conscience absolue et de gratitude spontanée à ce qui nous fait être, dont on ne sait rien, mais vers quoi alors notre corps se tourne, nos mots s’adressent, et notre esprit s’elance.
Parti à 6h30 du « camping des quatre saisons » j’ai mis 2h15 pour gravir les 1100 m de dénivelé . Jusqu’au Pas de la Ville, la brèche par laquelle on passe sur l’autre versant et les crêtes qui mènent au sommet, aucun autre problème que la pente raide. Dans les quelques brefs passages « aériens » de la dernière montée, Mister P. a bien perçu en revanche la différence avec son pas de sa vie d’avant. Son pied moins sûr, sa jambe moins agile, ses hésitations, sa moindre assurance, lui rappellent qui il est.
Mais arrivé au sommet un spectacle grandiose l’attendait…
J’avais déjà vu en d’autres lieux une masse nuageuse envahir ainsi la vallée toute entière, et une mer de nuages se former devant moi dont seuls émergent un pic plus haut que les autres ou des barres noires de sommets effilés sur l’horizon moussu et blanc. Cette fois c’était encore plus beau. Je ne sais pourquoi.
J’en ai pleuré. Et ce n’était pas une posture. Probablement mon émotion essentiellement esthétique était liée aussi au sentiment d’achèvement. 14 sommets, 14 jours. Mon Himalaya à moi.
Mes larmes du Grand Veymont ne célébraient pas un exploit sportif, car ce n’en est pas un (2),mais la fin de ce projet en forme de petit défi. L’important était là. Je l’avais fait. Mister P. l’avait fait.
J’étais vivant. Puissamment vivant. J’ai joint mes mains et levé la tête vers le ciel où dansaient les hirondelles (et parfois, ici, passent les condors !) : namasté.
Le vent soufflait fort. J’ai mangé une pâte de fruits à l’abri d’un cercle de pierres. J’ai bu une flasque de boisson énergétique.
J’allais partir sans m’être approché du cairn qui, quelques mètres à côté, marque précisément le sommet.
Je voulais en caresser les pierres.
Une caillou était posé tout en haut de la petite pyramide.
Au feutre vert, quelqu’un avait laissé un message : « Sois heureux ». J’ai pensé immédiatement au chemin de Compostelle et à tous les « signes » qui arrivent sur ce Camino magique. Ici aussi, donc, on me parle… Puis-je dire : on me guide ?
Je serais resté volontiers là, des heures, à regarder passer les nuages. Mais il faut redescendre. Il faut toujours redescendre. Et qu’importe l’altitude pourvu qu’on se soit projeté vers un sommet.
14 jours, 14 sommets. Ma mémoire n’oubliera pas, et mes petites pierres seront là pour me parler de ce jour béni. Que ce soit mon mot de partance.
Mister P.
27 juin 2025
(1) La formule est de Spinoza. Michel Onfray en a fait le titre d’un de ses ouvrages, et Sylvain Tesson la reprend souvent à son compte.
(2) Des chiffres. J’ai parcouru 165 km avec 10000m dénivelé + en 58h environ (pauses comprises). C’est en 14 jours l’équivalent d’un ultra-trail comme celui du Tour du Mont-Blanc (UTMB) dont le record est de… 20h !