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  • Les rêves de poche (conte)

    Les rêves de poche (conte)

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    J’avais jeté mes rêves, un soir de désespoir, dans la poubelle de la réalité. Je les ai retrouvés, longtemps après, dans les poches d’une veste que m’a donnée un magicien.

     

    Il était mon voisin. Il avait de nombreux tours dans son sac. Un jour sans prévenir il me tendit cette veste en disant « Gardez-la, précieusement ». Je voulus la payer, il me dit « Inutile, elle n’a pas de prix ». J’étais un peu gêné par sa générosité. Plus d’une fois je l’avais vu fouiller dans les poubelles du quartier. Je lui laissai donc tout de même un billet. Il le mit dans son chapeau, il en ressortit une colombe qui s’envola aussitôt.

     

    Sans même l’essayer je mis la veste immédiatement dans un placard. Sa couleur trop vive rebutait mon regard. Peut-être n’étais-je pas assez original.

     

    C’est grâce à une trapéziste que je l’ai ressortie de ma penderie. J’étais tombé amoureux de ses coquettes pirouettes et de ses jolies gambettes. Nous faisions un spectacle en duo. A elle les sauts, à moi les mots. Il me fallait un costume de scène. Je retrouvai la veste, l’essayai devant mon miroir, et naturellement mis les mains dans ses poches, pour la première fois. Elles n’étaient pas vides. Mes doigts touchèrent au fond quelque chose de rond.

     

    C’étaient de petites boules de papier froissé. En les déroulant dans mes mains, j’ai tout de suite reconnu l’écriture. J’ai repensé au magicien. J’ai revu la poubelle de mon adolescence. J’ai commencé par avoir envie de pleurer sur ma jeunesse pleine d’espérance, persuadé de n’avoir pas vécu ma vie rêvée. Il est parfois cruel de retrouver son passé.

     

    Et puis j’ai pris chaque petit papier. Un à un je les ai dépliés. Je devais affronter cette réalité.

     

    Sur le premier je lus le verbe « aimer », sans plus de précision. Sur le second le mot « voyager » suivi de noms de villes, surtout des capitales, et des noms de pays, partout sur la planète, des mers, des déserts, des îles… La liste était longue. Sur le troisième était écrit « marcher » avec des noms de montagnes, les noms de leurs sommets. Sur le quatrième que j’ouvris j’envisageais un  livre à succès et le désir de renommée. Personne n’est parfait. Sur le cinquième un autre livre qui devait « changer la vie des gens ». C’était généreux. Sur le sixième je rêvais de guérir toutes les maladies en posant seulement la main sur les corps. Rien que ça.

    Sur un autre papier l’adolescent rêveur avait dressé la liste, très hétéroclite, de ces fameuses « choses » qu’il voulait faire au moins une fois dans sa vie : danser le tango à Buenos Aires, faire le muscher en Laponie, prendre le Transsibérien, marcher sur la muraille de Chine, naviguer sur l’Amazone, se baigner dans la mer Morte, écrire des haïkus au Japon... Je m’étonnai de ne pas trouver sur ces papiers des traces de mes projets amoureux, voire d’une grande ambition pour la vie toute entière. Probablement n’avais-je pas voulu confondre ces rêves accessoires, un peu vains, avec ceux, essentiels, que je n’avais pas osé écrire. C’était mon jardin secret.

     

    Ou bien peut-être n’avais-je pas su les écrire, ces rêves intimes, à l’orée d’une vie que je ne connaissais qu’insouciante, une vie légère comme une plume, pas encore plombée par les inévitables défaites, les désillusions, les déceptions.

     

    Malgré tout, une dernière boule ronde, une fois dépliée, ouvrait néanmoins la porte d’un rêve-fantasme. J’y avais décrit avec détails une « cabane aux caresses ». Tout me revint d’un coup. Je me souvenais bien, maintenant, de ce tableau d’un peintre flamand qui avait tellement frappé mon imagination à cette époque. C’était mon jardin des délices.

     

    J’ai depuis longtemps la manie des bilans. Je tenais à la fin dans mes mains tous les rêves un peu futiles de mes jeunes années. Quel compte pouvais-je faire de ces énumérations ? Peut-être fallait-il que je m’arrange un peu avec la vérité mais à mesure que je relisais ces petits papiers défroissés je pouvais sans tricher retrouver des parts de ces rêves dans ma réalité. Je n’avais donc pas vécu un rêve – une vie rêvée, quelle ineptie ! - mais au moins avais-je mis des bouts de rêves dans ma vie.

     

    Et pour être bien sûr de n’avoir rien oublié, pour que le compte soit bon, je retâtais les poches de la veste magique. J’avais oublié un dernier petit papier, très soigneusement plié ! Je l’ouvrai, méfiant. Ce projet n’allait-il pas détruire tout d’un coup le fragile édifice de mes rêves accomplis ? Je lus : « Faire de la poésie, et puis la partager ». Ouf, j’étais sauvé !

     

    Ive

    Achevé le 23 décembre 2019

    Image : citation de Jacques Brel.

     

  • Chimères

    Chimères
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    Que reste-t-il quand tout est emporté ?

    Tout ne disparaît pas, il subsiste dans l’air des cordes invisibles qui gardent la mémoire de tout ce qui s’en va. Elles vibrent partout mais nous, pauvres humains, nous ne connaissons pas la bonne longueur d‘onde. Nous n’avons pas non plus les antennes adéquates. Nos oreilles sont sourdes à cette musique, et nul autre organe ne capte ces messages. Si c’est un créateur qui nous a conçus, pourquoi n’a-t-il rien prévu ? L’ a-t-il fait tout exprès ? A-t-il vraiment voulu toujours nous voir, nous les pauvres vivants, tendre toutes nos forces vers un ciel qui jamais ne nous répond ? Condamnés à errer, en quête de consolations, d’un signe improbable à un espoir déçu…

    Pour moi, et j’en suis sûr, le Rien n’existe pas. Nombreux sont mes camarades de pensée qui m’en ont convaincu : tout ce qui a vécu vivra. Je me souviens de ce cher Denis Diderot qui imaginait le jour où ses molécules pourraient bien retrouver celles de son amante dissoute. Ou Charles Baudelaire songeant devant une charogne à la forme et à l’essence divine de ses « amours décomposés ». Ou encore, Béroul le moyen-ageux racontant la ronce qui jaillit de la tombe de Tristan pour s’enfoncer dans celle d’Yseult. Et mon ami vénitien Giuseppe Casanova qui écrit : « Je baise l’air, croyant que tu y es ».

    Les sceptiques diront : tout cela n’est qu’une belle illusion. Que valent ces amours disparus sans corps et sans esprit ? Comment imaginer la vie après la vie sans tomber dans le puits de la croyance vaine ? Le doute est essentiel et nous maintient penchés entre deux vérités plutôt que droit perché sur une certitude. Pourvu qu’elle ne mène ni vers un Dieu tyran, ni vers la foi guerrière, il n’est pas interdit de suivre une chimère.

    La mienne est celle-là : nul paradis, nul enfer, juste de la matière qui change de registre. Des formes se défont et puis se recomposent. Derrière sa façade d’horloge bien réglée, l’univers est toujours un grand chambardement d’où viennent ces vibrations qui sont autour de nous sans que nous le sachions.

    Que dire alors des mots que nous lançons dans l’air ?
    Ils vont vivre toujours puisqu’ils n’existent pas. Chacun est immortel. Il faut bien les choisir. Soignons les avant de s’en aller : ils seront nos éternels messagers.

    Je ne suis qu’un modeste disciple de la muse poésie. Les mots sont la matière dont je sculpte des formes. J‘émets une hypothèse. Si vous recevez quelques uns de mes mots comme une balle attrapée, c’est un jeu, ou une fleur cueillie, c’est un don, et que vous les gardez dans votre cœur, dans votre tête, ou même seulement dans vos mains, si vous les emmenez dans vos vies, même par mégarde, même sans vous rendre compte qu’ils vous sont accrochés, j’aime imaginer, autre chimère bien innocente, qu’ils vibreront eux aussi dans le silence et qu’un jour lointain un autre pauvre humain enfermé dans son corps recevra par les formes décomposées de ces molécules de mots de la matière pour sa pensée, de l’énergie pour son existence.

    Alors je vous en prie, amis qui m’écoutez, prenez et gardez tout. Mes mots, mes phrases, emportez les. C’est ce que j’ai fait de mieux. Qu’ils soient vos compagnons dans l’obscurité de la mélancolie ou dans la lumière de la joie, sur vos sommets de plénitude comme dans vos traversées du vide, dans l’éreintement ou dans l’extase. Et peut-être quelquefois en leur donnant ainsi une nouvelle vie, vous vous souviendrez d’un petit poète chimérique qui croyait, pure folie, à l’éternité de la poésie.

    Ive
    achevé le 16 décembre 2019
    Image : chimère "Pin on", sculpture (détail) d'Alessandro Gallo, artiste vénitien.

  • Le sage et l'oiselle

    Le sage et l’oiselle (fable)
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    Le corps est las, hélas ! Voyez ces cicatrices sur ma peau : ce sont des éclats de vivre qui ont laissé leurs signatures. Voyez ces sillons au bord de mes yeux : ce sont mes nuits trop brèves qui les ont dessinés sur mes tempes. Ecoutez mon cœur : il bat au rythme irrégulier des journées trop chaotiques. Mon ventre garde la mémoire des coups d’épée de l’anxiété. Mon dos reste chargé du poids des douleurs et des deuils. Voyez ce corps fatigué, ce visage où s’inscrivent les marques de tous les jours trop passés.

     

    Le maître me fait la leçon. "Tout s’use et surtout si tu abuses. Tu creuses tes rides et ton tombeau." Paroles d’ascète, sentences du sage, qui trépasse juste après. A quoi sert de s’épargner puisqu’on est condamnés ?

     

    Pour mon repos non éternel je pars m’allonger sous le ciel. Un oiseau plane à ma verticale. Ou bien est-ce une oiselle ? J’écoute son chant. C’est une ode à la manière ancienne, un blason.

     

    "Voyez la finesse de ces attaches, et la sveltesse de ces membres. Voyez la couleur dans son regard et la gourmandise sur ses lèvres. Voyez la rondeur de ses fesses, le galbe de ses jambes, et les boucles qui couronnent encore son auguste crâne. Voyez cette allure sans âge, cette fière posture. Quelle silhouette, mazette !"

     

    Serait-ce un planeur ricaneur ? J’ouvre ma large bouche et je dis au flatteur : « Grand merci, bel oiseau, mais vous en dites trop ». Je n’en pense pas un mot. Je rentre le ventre en serrant les abdos. Il n’a rien dit de mon cerveau.

     

    Il a suffi de quelques mots. Je me remets en marche, toute fatigue oubliée. Un pied devant l’autre. Je ne me lasse pas de cette vieille mécanique bien huilée. Le volatile en couleurs qui a dit mon corps beau continue de voler au-dessus de ma tête. Je distingue un chant nouveau, juste une trille, un seul refrain repris à tire d’ailes. Que me dis-tu, mon bel oiseau ? Je m’arrête au coin du paysage pour l’écouter. Mon ouïe est restée fine : « Mieux vaut s’user que se rouiller». Quelle bonne nouvelle ! Je repense à mon maître figé dans son tombeau. Ma main gauche tremble un peu. C'est la faute à mon cerveau.

     

    Je scrute encore le ciel. C’est une oiselle ! Et si je m’envolais vers elle ? J'ouvre les bras. Ca ne suffit pas. Je n'ai pas d'ailes. Mais je souris. J'ai trouvé une autre manière de creuser mes rides.

     

    Ive
    7/9 décembre 2019
    Image : « Femmes et oiseau dans la nuit » Joan Miro, 1947.

  • Le désir de désert

    Le désir de désert
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    Déserter.
    Partir vers les marges blanches ou ocres, de sable ou de sel, les terres inhabitées où l’homme ne fait que passer.
    Avancer lentement vers les horizons courbes des grandes dunes aux lignes pures.
    Traverser les plaines plus que vastes, aux mille nuances de gris.
    Entrer dans un espace sans limites que l’homme ne fait qu’effleurer.
    Caresser la terre avec nos pas, la peau du monde sous laquelle bat son cœur volcan.
    Retrouver les étoiles dans la nuit absolue, me faire un drap de la voûte céleste, me vêtir de vent, goûter au silence oublié.

     

    Je veux déserter.
    Je veux fuir la laideur des cités, leurs cris, leurs fausses lumières, leurs regards mornes.
    Je veux quitter tous les champs de bataille, abandonner tous les combats, le cercle infernal des vindictes et des vanités.
    Je veux laisser derrière moi mes pensées obscures et mes ambitions inutiles.
    Je veux me dépouiller, m’alléger, toucher aux racines du ciel.
    Je veux tendre vers l’infini en laissant mon esprit flotter dans la solitude, chercher l’invisible derrière le mur de mon regard.
    Je veux marcher dans l’immensité pour soupeser mon âme.

     

    Je déserterai.
    Je laisserai derrière moi la foule et la folie des hommes.
    Je penserai à mes semblables, à mes faux-frères et à mes vrais amis.
    Je me souviendrai de mes errances, de mes frottements à la dureté des sentiments et aux douceurs passagères.
    Je sourirai de mes danses futiles et mes bonheurs intermittents.
    Je songerai à mes amours, au temps de la légèreté, au temps des trahisons, au temps des corps à corps comme autant de victoires sur le temps qui passe.
    Je me transporterai au paradis de mon enfance et je me redirai les histoires qu’on me racontait.

     

    Je partirai.
    Et même dans ce désert désiré je ne trouverai pas la paix.
    Je partirai vers un faux néant qui ne me comblera pas.
    Je partirai.
    Pour revenir.

     

    Ive
    4 décembre 2019
    Photo : Sahara (Algérie), février 2010.