Ce jour là, Mister P. avait deux ans. C'était peut-être difficile à croire en le voyant, mais c'était comme ça. Il n'avait pas choisi...
Alors pour se souhaiter un bon anniversaire, il avait cherché dans les images de cette année écoulée une image joyeuse, comme un temps de célébration. Il avait vite pensé à celle-là : cette brève danse avec son guide laddhaki, sur une musique bollywoodienne sortie d'un portable indien, à 4000 mètres d'altitude dans l'Himalaya,.. Rien que pour ce moment là, insolite, imprévu, improbable, cette année là méritait d'avoir été vécue...
Bien sûr, il y avait eu aussi bien d'autres moments beaucoup moins mémorables, moins photogéniques, et pour tout dire beaucoup moins "facebookiens"...
Et puis plein d'autres moments aussi, moins joyeux, des moments de tension, d'anxiété, et des moments ordinaires, sans saveur particulière, des moments pas vraiment faits eux non plus pour la jolie vitrine de Facebook...
Mais comme dirait Souchon dans sa magnifique chanson "Le Baiser" :
"Si tout est moyen
Si la vie est un film de rien
Ce passage-là était vraiment bien".
Non, tout n'était pas mémorable, mais on pouvait au moins continuer à essayer de fabriquer des moments "vraiment bien", chez soi ou dans l'Himalaya, ici ou ailleurs, avec des proches ou des inconnus, dans le quotidien ou l'aventure ...
Mister P. avait deux ans, et prenait une résolution. Il ne comptait pas en rester là en matière de "vraiment bien"...
Les aventures de Mister P. - Page 2
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Vraiment bien
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L'arbre
Il voulait être un arbre qui bouge. Allez comprendre ! Allez lui expliquer qu’on ne peut être à la fois la branche et l’aile, la racine et l’envol ! Têtu comme un chêne, il refusait de choisir entre ici et ailleurs. Léger comme une plume, il voulait peser en douceur et s’envoler sans partir. Drôle d’oiseau, décidément, ce Mister P. …
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Le bateau ivre
Mister P. avait le blues. Un bleu sombre. Ce matin là il s’était réveillé en hurlant : « Je veux la paix ! ». Mais aucun cri n’était sorti de sa bouche. Tout se passait à l’intérieur. Tempête sous un crane Ça remuait dans tous les sens, ça tanguait toujours autant. Il avait fait de son corps le vaisseau de ses nouvelles aventures mais son esprit restait un capitaine fantasque. Il n’abandonnait pas le navire mais le laissait dériver parfois, malmené par la houle. Où allait-il ? Où trouverait-il un port, enfin ? En finirait-il avec cette ivresse du grand large et des mers agitées ? Capitaine, oh, capitaine, attrape le gouvernail et retrouve le cap ! Mais où était-il le port aux eaux calmes abrité derrière une digue solide ? Il le cherchait depuis si longtemps… Aucune carte ne le mentionnait. Le secret était bien gardé. Peut-être n’était-ce qu’un mythe ? Une Atlantide ? Peut-être le vieux marin devait-il admettre qu’il serait toujours ballotté par les vagues. Condamné au mal de mer. Sans répit, sans repos.
Au soir de ce jour à nouveau tempétueux, Mister P., éreinté, au bord des larmes encore, fatigué par une nouvelle grosse vague, avait encore le blues. Un bleu noir.
Noir comme la nuit derrière la fenêtre près de son lit.
Au milieu de son insomnie, il tourna les yeux vers cette fenêtre. La lune était là, majestueuse, lumineuse, toute ronde, absolument féminine. Et il se souvint de la toponymie de l’astre nocturne conquis par les hommes : il existait bien, là-haut, un endroit appelé « mer de la tranquillité ».
Il s’endormit, un peu plus apaisé, en rêvant qu’il pouvait encore décrocher la lune…
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Le livre
Il ne pouvait pas lui en vouloir. Il ne pouvait pas savoir. Il n’était pas un ami. Seulement un très sympathique conseiller de son magasin randonnée-montagne préféré. Mais la conversation avait dérivé sur leur vie personnelle. Non, il ne pouvait pas savoir qu’il parlait à Mister P. Il ne connaissait pas sa nouvelle identité. Il lui raconta par le détail les affres de la même maladie d’un père récemment décédé. Mister P. n’avait rien demandé. Non, surtout pas ça. Surtout pas là. Surtout pas dans cette antre sereine où il venait évoquer ses envies d’ailleurs avec cet autre baroudeur.
Il abrégea un peu brutalement la conversation, visage crispé, sortant précipitamment du magasin pour marcher dans une rue qu’il ressentit encore plus sale, encore plus vulgaire qu’à l’ordinaire.
Il baissait la tête et filait droit sur le trottoir face à un vent mauvais qui lui griffait les joues. Il avait envie de pleurer. Ça ne lui était plus arrivé depuis le premier jour. Celui de sa métamorphose. Mais la rue était trop hostile pour qu’il baisse la garde. Il releva la tête et décida, un peu plus loin, de retrouver le havre d’une librairie.
Derrière le comptoir où il feuilletait le livre d’un aventurier qu'il admirait, une vendeuse blonde au nez très fin lui conseilla, puisqu’il semblait aimer la littérature de voyage, un « texte magnifiquement écrit qui nous emporte dans les steppes de Mongolie ». Il parcourut quelques pages du livre qu'elle lui avait tendu. « On dirait du Cendrars », dit-il pour l’épater. « C’est vrai » admit-elle en souriant. Ses mains étaient fines. Sa bouche était rouge. Ce pourrait être si simple, se dit Mister P. en sortant de la librairie.
Au bord de ses yeux, toujours deux larmes supendues.
A cause du vent, probablement.
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La quintessence
Plongé dans les souvenirs de sa vie d’avant par une envie d’autobiographie, Mister P. parcourait en esprit les spirales de ses obsessions et s’amusait à retrouver les balises de son parcours antérieur. Il profitait de cette révision du passé pour formuler encore une fois son essentiel à venir. La méthode était probablement trop radicale, et ne laissait pas assez de place à l’infinie complexité d’une vie, notamment aux tours et détours de ses affections, aux méandres tranquilles ou aux torrents tumultueux de ses attachements, mais il lui fallait absolument simplifier, simplifier encore, simplifier toujours. La méthode consistait en une seule question : que n’avait-il jamais regretté ? Il ne fallait pas trop réfléchir. Rester spontané. La réponse était venue sans tarder et il l’avait ruminée pendant une longue randonnée en montagne : une aventure, un livre, un pas, un ailleurs. La conclusion de ce petit jeu était évidente. Elle résidait en quatre verbes : oser, lire, marcher, voyager. Sacré programme. Quatre éléments fondamentaux. Mais en bon alchimiste de sa vie il cherchait la quinte essence, ce qui transformerait le plomb de sa nouvelle vie en or existentiel. La recherche fut brève. Il n’avait jamais regretté, surtout, et plus que tout, aucun baiser, aucune caresse, aucun amour. C’était le cinquième élément, la synthèse de tous les autres, le but ultime de toutes les recherches.
Il savait combien l’expérience restait périlleuse. Il fallait réussir le mélange parfait. Une dose de rencontre, une dose de poésie, une dose de mouvement, une dose d’inconnu. Une improbable chimie. Mais telle serait donc sa quête de quintessence…
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Le Mont
Mister P. avait décidé d’accélérer le rythme. Le temps le pressait-il davantage ? Il se foutait bien de lui, le temps, fort de son éternité. Mais une sensation d’urgence revenait néanmoins le visiter de plus en plus souvent, et même si elle n’insistait pas, même si elle repartait poliment, son souvenir restait, et Mister P. ne l’oubliait plus.
Il avait donc anticipé de plusieurs mois sa conquête d ‘un sommet qui, dans sa vie d’avant, par trois fois s’était refusé à lui. Ce n’était pas n’importe quelle montagne. C’était une de celles qui culminent très haut, une de celles que tout le monde connaît, une vraie célébrité. Ainsi, après un détour en haute altitude sur les terres de Bouddha et Shiva, il avait terminé sa saison estivale par ce défi dans le grand blanc.
Il voulait le faire en son nouveau nom, laisser avec la trace de ses crampons dans la neige sommitale l’empreinte de sa nouvelle vie. Mais naturellement il n’a pas pu se défaire de son ancienne peau. Elle lui fut bien utile, d’ailleurs, sa vieille carcasse, elle qui gardait en mémoire tant de montées vers les cimes que celle-ci, au fond, n’était qu’une ascension de plus, et que ses fines guiboles, elles aussi, restaient son indéfectible soutien, et son petit cœur un toujours fidèle serviteur. C’est bien cette vieille carcasse, riche de tout ce passé, qui l’avait vaillamment amené sans faiblir sur ce sommet symbolique.
Mister P. s’était pour l ‘occasion transformé pendant quelques heures, lampe sur le front, en un cyclope nain sur une montagne géante, marchant vers son rêve dans l’obscurité et atteignant au petit matin, dans la lumière pure d’un jour nouveau, son nirvana d’alpiniste.
Peu importe si cette victoire était finalement attribuée à Mister P. ou à son ancêtre. Au présent, ou au passé. Cette cime était un accomplissement. Une boucle bouclée. Une histoire achevée. Une histoire qui commençait.
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Le signe
Il avait d’abord songé à une boussole, image d’un nord philosophique autant que géographique et d’une recherche de directions spirituelles autant que terrestres. Au voyageur tous azimuts on avait suggéré une carte du monde, rappelant ses périples sur la planète et son goût de l’ailleurs. Mais le symbole taoiste s’était rapidement imposé comme une évidence. Cela pouvait paraître pourtant bien commun. Le signe bicolore était depuis longtemps passé dans la langage visuel courant. Mais Mister P. pouvait prouver qu’il l’avait rencontré il y avait très longtemps, dans ses premières quêtes du sens de la vie…. Il avait des preuves. Ecrites.
Dans ce jeune temps, dans sa vie d’avant, très tôt préoccupé de formuler le pourquoi du comment, de comprendre les causes et de prévoir les effets, de démêler les fils déjà si nombreux de sa pensée et de sa vie inquiète, en ce temps innocent et insolent des premiers questionnements, déjà il avait rencontré ce signe parfait : harmonie des contraires, dualité indispensable, polarités opposées et complémentaires. L’un et l’autre, l’un dans l’autre, l’autre dans l’un. L’un et l’autre dans le tout. Le tout en mouvement. L’absolu et le relatif. Oui, très vite, ce signe l’avait fasciné. Et tant d’années après, il n’avait pas été surpris, cette fois-ci dans sa jeune existence de Mister P., de pouvoir incarner concrètement le yin et le yang dans la cabane aux caresses où se complétaient harmonieusement le féminin et le masculin, l’ombre et la lumière, le corps et l’esprit. Plus que jamais, c’était son chemin, son tao. Voilà pourquoi, malgré toutes ses réticences anciennes à écrire sur ce corps une marque définitive, il avait décidé de signer sa nouvelle identité en inscrivant sur sa peau cette clef de son univers.
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Le plaisir
Mister P. eut ce jour là une bouffée d’existence dont il connaissait les symptômes depuis longtemps (dès sa première vie) mais qui le surprirent à cet instant si prosaïque. Au volant de sa voiture lancée bêtement sur une autoroute ordinaire, et même pire, périurbaine, il sentit sa vie ronde où rien ne manquait, il vit ses planètes intérieures provisoirement alignées. Ce sentiment de plénitude n’était pas nouveau mais il s’exprima ce jour là par un étonnant gémissement de plaisir. Il se surprit à s'entendre murmurer "oui, oui, oui..." toujours conduisant son modeste et pas très rapide véhicule à moteur.
"Oui, oui, oui…" répétait-il. Comme une femme, une femme qui jouissait. "Oui, oui, oui…" Ces mots si communs qui lui vinrent aux lèvres, presque une caricature, le firent évidemment un peu sourire.
"Encore…" Mais l’extase de l’existence n’a pas de sexe. Il n’était plus Mister, il n’était pas Miss. Il était la jouissance elle-même. "Oui, oui, oui…" C’est à la vie qu'il faisait l'amour. C'était ce grand corps illimité prenant toutes les formes qu'il étreignait.
C’était très incongru, en ce lieu si peu propice aux pâmes de l’esprit. Il n’était qu’un pauvre chauffeur solitaire suivant gentiment les lignes très droites d’une route que l’on avait tracée pour lui. Pas très poétique tout ça… Mais peut-être savait-il maintenant ne plus dépendre du quand ni du où. Ni de l’horaire ni du paysage. Pas besoin de mise en scène. Exit l’exotisme grisant ou l'érotisme convenu. Ne plus dépendre de rien que de lui-même. Etre l’homme, et être la femme. Etre le nombre, et être d’or.
Il avait néanmoins retenu le cri qui montait dans sa gorge, rattrapé très vite par l’hostilité brute des voitures qui le doublaient à toute vitesse. Le pauvre décor, jaloux, parvenait donc tout de même à le ramener à la réalité. Inutile pourtant de s’en inquiéter. Il se savait enraciné dans son ciel. Il était le centre, et il était le cercle. Et il savait que demain, quand il le voudrait, il pourrait lancer ce cri de plaisir à la face d’un monde impuissant à aimer et peinant à jouir. Même si ce n’était que pour rire, même si ce n’était que pour mourir. C'est à la vie qu'il disait "Oui...".
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La jeunesse
En découvrant ce livre par hasard dans la librairie, tout lui revenait en mémoire. C'était bien sûr dans sa première vie. Au temps du lycée. Un hiver. En cours d'arts plastiques il devait proposer des textes à propos du tableau Guernica de Picasso. Il avait écrit un poème qu'il n'avait d'abord pas montré à son professeur. Il avait fini par oser. Le prof lui avait alors amené la semaine suivante un petit livre à la très sobre couverture jaune paille et au titre en capitales vertes : "Lettres à un jeune poète" par Rainer Maria Rilke. Bouleversement. Eblouissement. Envahissement. Une vocation était née.
Était-il pour autant devenu poète ? Il ne pouvait le dire lui-même. Il n'avait plus cessé d'écrire en tout cas, pour le meilleur et pour le pire. Il avait réussi à publier quelques livres Et il avait parfois essayé de mettre de la poésie dans sa vie...
Et là, devant ce livre au titre qui renvoyait explicitement au grand poète allemand, il lui sembla d'abord que cela ne le concernait plus. Il avait déjà traversé une longue vie. Il n'était ni jeune, ni débutant. Alors à quoi bon ? Il n'avait plus besoin de conseils ni de leçons !
Mais quelque chose le retint. Etait ce la simple curiosité ? Était ce l'envie de retrouver la magie de son adolescence ? Il commença à tourner les pages du livre devant lui. Évidemment l'auteur citait Rilke dès la première phrase.Cela le décida. Et c'est seulement en s'avançant vers la caisse qu'il se rappela qu'il était Mister P. Le tout jeune Mister P. Un jeune auteur !
De retour dans la belle maison au vaste jardin, il retrouva tout de suite le petit livre jaune dans la bibliothèque. Il connaissait exactement l'emplacement de chaque volume.
Il relut avec avidité les passages qu’il avait soulignés il y avait tant d’années avant… Il s’arrêta page 34 : « Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs. Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Etre artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. ».
Mister P. reprit ensuite les « Lettres à un jeune auteur » et s’installa sur le canapé pour les lire. Il songeait à des livres qu’il voulait écrire, à quelques divers défis programmés, à sa vie nouvelle, à l'été qui allait venir, à l'éternité. Il pensa : "La jeunesse n’a pas d’âge".
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L'anniversaire
Mister P. avait un an. Pourtant il n'était plus un enfant depuis longtemps. Un an… Heureusement il n'avait pas perdu son temps.
Il avait d'abord appris à méditer chez Bouddha, découvert une île utopique, et accueilli un Don Quichotte rouillé dans son jardin. C'était un bon début. Il avait bien sûr continué avec quelques autres joyeux compagnons arpenteurs à marcher vers les sommets. Et il projetait de gravir bientôt à nouveau d'autres montagnes bien plus hautes. Comme un bon artisan, il avait sérieusement accompli les tâches de son métier qu'il aimait toujours. Il s'était régalé de gros livres très érudits et d'autres plus légers. Il avait à peu près totalement rompu avec la télévision. Il avait continué de réfléchir à l'état du monde et à la vanité de ses habitants mais à la radio il n'écoutait plus désormais que de la musique douce plutôt que des informations brutes. Il s'était envolé pour de nouveaux pays, et il avait longuement déambulé dans des villes lointaines. Il avait fait beaucoup de photographies pour nourrir les souvenirs des voyageurs familiers et complices, toujours en partance pour un ailleurs. Il n'avait pas appris le tango mais il avait pour la première fois acheté un instrument de musique pour que ses mains gardent le rythme. Il s'était attaché encore davantage à la simplicité et la frugalité, sachant que le chemin était long. Il avait appris à jeûner et il avait partagé des repas savoureux. Il avait bu des vins blancs "vendanges tardives" en pensant aux vendanges suaves de sa vie. Il avait continué de goûter le bon et de contempler le beau chaque fois qu'il le pouvait. Maladroitement parfois, mais avec conviction, il avait essayé de faire que le quotidien ne le soit pas trop. Entre ivresse lucide et gai désespoir il s'était égaré, il s'était perdu, il s'était retrouvé. Il avait tâché du mieux qu'il pouvait, malgré certains jours maussades, et connaissant ses limites, de veiller sur ses amis et ses amours, de trouver le juste équilibre entre attachement et détachement, d'être avec eux dans le présent le plus pur et d'être lui-même dans la justesse la plus subtile. Probablement avait-il failli aussi et il n'avait pas toujours su enlever de son visage le masque inutile de la crispation, de l'irritation, ou du dédain. Mais il avait regardé avec un sourire clair un petitou jouer, rire, grandir, faire ses premiers pas. Il l'avait mené, sur son dos, au pied de la montagne sacrée. Il avait beaucoup parlé et écrit, comme dans sa vie d'avant, pour comprendre, pour apprendre, pour transmettre, pour convaincre, pour partager, pour séduire, pour rire, pour rien.Il avait posé des mots sur quelques images fascinantes qu'il collectionnait. Il avait essayé, comme toujours, d'attraper les insaisissables saisons dans les filets de ses phrases, et les printemps passés toujours le transperçaient mais l'été à venir le transcendait encore. Surtout, Il avait même écrit les chroniques de sa nouvelle vie merveilleuse ! Et il avait enfin pu donner une forme concrète à son rêve de cabanes aux caresses, cultivant un art si essentiel à son apaisement…
Tout cela méritait bien une petite célébration. Alors pour son premier anniversaire, Mister P. a bien fait les choses. Ils sont d'abord allés manger une pizza napolitaine et boire un verre de vin rouge. De retour dans la maison, au lieu de souffler sur une seule bougie, il en a allumé plusieurs, soigneusement disposées dans la petite pièce. Il n'a pas oublié l'encens à la vanille ni la tête de bouddha qui change de couleur. Il a touché l'écran pour faire entendre la musique planante. Il a tapé doucement avec le pilon en bois sur le bord du petit bol au son cristallin. La cérémonie pouvait commencer. Sur le corps de la femme, ses mains ne tremblaient pas… -
La devise
Mister P. cherchait sa devise. Ce n'était pas une coquetterie intellectuelle. Pas vraiment non plus une volonté chevaleresque, car même si le voyageur qu'il était aimait bien le principe du chevalier errant, il était trop attaché à la déambulation pédestre et tenait trop en estime ses deux jambes pour passer sa vie sur un canasson. Chevalier, oui, mais à pied alors ! Ce qui relevait d'une contradiction insoluble. Bref, la quête de la devise ne faisait pas de lui un valeureux défenseur des causes généreuses et plus ou moins perdues d'avance, ou un amant à distance de gentes dames inaccessibles qui attendent son retour, énamourées à leur fenêtre...
C'était sérieux, cette histoire de devise. Il avait la manie des résumés, des synthèses, des formules. Il fallait rassembler en quelques mots son essentiel. Et c'était urgent. Il ne fallait pas se tromper. Une recette de vie minimaliste. Un mode d'emploi en une seule ligne. Ligne de vie. Vie incertaine et tremblement de l'être. Quelle règle se donner ?
Il ne voulait pas se contenter de ses devises d'avant, les trop célèbres "carpe diem" antique ou "sapere aude" des Lumières. Il appréciait la joliesse élégante du latin, mais l'une était trop commune et l'autre trop pédante.
Il avait revendiqué, aussi, la phrase de Valéry : "J'ai beau faire, tout m'intéresse", illustrant une curiosité et un éclectisme que sa première vie avait souvent confirmés. Ce "touchatouisme" dont il était assez fier, il l'avait récemment reformulé par une juxtaposition qui sonnait comme une devise médiévale, et pour le coup, chevaleresque : "Tout, un peu". Mais même inversée il craignait que l'on confonde piteusement avec le mièvre "Un peu de tout". Les mots, décidément, étaient de délicieux serviteurs mais aussi des maîtres sévères.
Il repensa alors à d'autres devises de son antan. Une phrase empruntée à une chanson italienne, et ce n'était pas pour rien : "E gambe per andare, e bocca per baciare". Ou une autre de sa propre invention, résultat de son aventure philosophique : " Si tu n'as pas la réponse, aime ta question". Et passant ainsi d'une proposition à une autre, il se retrouva encore à ne savoir choisir. Décidément, il voulait tout embrasser, sans mal étreindre… Tiens, cela aussi ferait l'affaire !
Mister P. se coucha donc ce soir là sans avoir encore trouvé sa devise idéale. C'était du sérieux, mais ce n'était pas grave. Et peut-être même, au fond, cela l'arrangeait. Un peu lâchement, il repartait, errant parmi les mots et la réalité, sans règle sûre, mais devisant sur le monde et la vie. Cela lui suffisait. Avant de s'endormir, pourtant, il se souvint d'une image : un tatouage sur un beau pied féminin, une injonction douce rendue célèbre dans une chanson par quatre garçons dans le vent … Peut-être pourrait-il la choisir, au moins provisoirement ? L'avantage, c'était son côté international. Une devise mondialisante. Le latin de l'empire romain était devenu l'anglais de l'empire américain. Aimons tous les mots, d'hier et d'aujourd'hui, langues mortes et langues vivaces. Va bene !
Que disait donc cette chanson, quel était donc ce tatouage ? "Let it be". Oui, il était si bon et si nécessaire de "laisser être". Mais si difficile aussi. Il ne suffisait probablement pas de l'écrire sur son corps. Et Mister P. s'endormit en rêvant à une devise introuvable, et à un Don Quichotte provençal sans cheval lancé dans une quête toujours inassouvie auquel une femme aux pieds nus disait : "Réjouis-toi !". -
Trace
Mister P. conservait de sa vie d'avant l'obsession de la trace, désormais encore plus insistante. Que resterait-il de son passage sur la Terre ? Ces boîtes à archives contenant des bulletins de salaire et des feuilles d'impôts ?
Ces milliers de livres alignés et classés dans une grande bibliothèque ? Ces dizaines de milliers de photos soigneusement triées dans son ordinateur ? Plus que jamais, comme avant, il aurait voulu que sa vie se résume à un poème, un seul petit poème tout simple que chacun pourrait retenir et mettre dans un coin de sa tête et de son cœur. Mais tout ce qu il avait écrit était voué à l'oubli : la vague du temps l'effacerait comme la vague de l'océan avait effacé, lors d'un été idéal, les mots qu'il avait tracés maladroitement sur le sable doré. Aujourdhui encore moins qu'hier il n'était capable de graver dans le marbre ou de rester durablement éloigné du bord de l'eau. Alors il n'avait plus qu'à attendre, et tout disparaîtrait dans la frange d'écume. L'immensité du temps recouvrirait sa vie comme l'océan avait en un instant renvoyé le poète à sa vanité.
Il fallait se résigner : nulle trace.
A moins, songea Mister P., que le poème soit cet effacement. Il suffisait alors de se tenir à la limite des vagues et d'essayer de faire une rime des moments de sa vie. Ratures comprises. Sans brouillon. Ce n'était pas si simple. Il fallait oser le sable. Et accepter l'océan. Mais c'était le seul moyen de donner un sens à notre passage. Et quelle autre trace pouvait-on souhaiter qu'un peu de beauté ? -
Son chemin
Evidemment, certains jours un peu gris, Mister P. se demandait combien de temps encore il resterait ce marcheur joyeux et infatigable qu'il avait été si souvent. Il surveillait avec inquiétude la belle mécanique de son corps dont il connaissait la fragilité.
Dans ces moments d'incertitudes, les images de ses cheminements auraient pu lui fendre le coeur comme le font toutes les traces d'un passé chéri. Heureusement, il les retrouvait avec plaisir plutôt que douleur. Il fallait en profiter, sans savoir comment demain il percevrait ce révolu que nous fabriquons à chaque moment.
Il les regardait avec le sentiment d'un devoir accompli. Il ne s'était pourtant jamais senti l'obligé de quiconque ni de quelque morale impérative. Ce devoir là s'était accompli sans effort, sans mérite. Au nom du privilège que le hasard et la nécessité cosmiques lui avaient offert. Très simplement. C'était le devoir de vivre.
Oui, certains jours un peu gris, il suffisait à Mister P. de se souvenir que le ciel avait été bleu par-dessus ses pas, et que rien ne l'avait empêché d'aller voir là-bas, un peu plus loin, juste un peu plus loin, au bout d'une route qui n'avait pas de bout, d'aller voir et de ne rien trouver, de ne rien trouver mais d'avoir marché. Peu de chose, en somme. Il avait fallu seulement mettre un pied devant l'autre. Il l'avait fait. Une infime trouée dans l'espace infini. Presque rien. Pas un grand destin. Son chemin. -
Le coquillard
Parfois Mister P. malgré ses efforts pour danser la vie, était rattrapé par un état d'être pour lequel il cherchait la bonne formule verbale. "S'en battre les couilles" était vraiment trop vulgaire, trop courant, trop moche, trop tout. "S'en foutre" n'était guère mieux. Obscène. D'un grivois sans humour. "N'en avoir rien à braire" faisait de lui un âne et bien qu'il eût pour ce doux animal une vraie tendresse et ne crût pas un instant à sa légendaire bêtise, il se refusait à passer pour...
Alors quoi ? "L'à-quoi-bonisme" était tentant, valorisant, mais trop élististe, trop Dutronc-Gainsbourgien, trop dandy désinvolte, trop esthète, alcoolo ou fumeur de Havane... Trop bobo pour être vrai. Alors il repensait à Bartleby, le personnage de Melville : "je préfèrerais ne pas". Culte. Mais il se refusait à choper encore dans la littérature les mots qui ne devraient être que les siens. "Faites comme si j'étais pas là" était somme toute assez proche de sa vérité du moment. Ce n'était pas encore ça pourtant... puisqu'il ne pouvait se résoudre à faire "comme si", élément fondateur de la posture kantienne (si, si !) comme il venait de le lire dans un très bon article philosophique où il avait cherché là aussi une formule, une clé, comme il avait toujours cherché, toute sa vie, la formule, la clé, en vain, bien sûr, bêtement, et le mot, le dernier mot, qu'il redoutait tant de ne pouvoir choisir et pour cela courait d'un mot à un autre, tissant des formules jamais définitives en attendant le déluge, en attendant de partir, en tremblant... Et ce faisant, bien sûr, il savait aux tréfonds de ce corps dont il ne pouvait s'échapper, triste vérité ontologique, il savait qu'il ne se foutait de rien, que ses couilles jamais il ne battait, que jamais il n'aurait brait pour rien, que tout comptait, que de tout il voulait sucer le suc et la sève, et que les mots du dépit qu'il cherchait étaient un masque de comédie, un travestissement d'Arlequin...
N'empêche, ce soir-là, entre conscience de sa lassitude et désir toujours vivace, de tout ou à peu près il aurait bien voulu, si c'eût été possible, s'en tamponner le coquillard...
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Un roi
Oui, dans sa vie d'avant, il avait bien été le roi de son petit monde au bord de cette rivière en Lozère, vert paradis de son enfance. Maître de rien mais riche du grand mystère de sa vie toute à venir. Bien plus tard il avait parfois, au cours de ses petites aventures en terres inconnues, retrouvé dans certains instants de plénitude ce royaume désormais élargi à la terre ronde qui s'offrait à lui sans limites. Devant les images qui lui rappelaient ses moments d'exaltation il s'amusait de ses souvenirs. A chaque fois, face au vent puissant soufflant dans la lit de la rivière Kali Gandaki au Népal, contre le vent encore dans les steppes de Mongolie, ou comme un défi sans danger au terme effrayant, dans la touffeur écrasante et pourtant matinale de la Vallée de la Mort, il avait hurlé : "Je suis le roi du monde !". Et Mister P. se demandait à nouveau ce que peuvent les horloges menaçantes contre le cri de cet enfant de plusieurs décennies qui avait connu cette ivresse d'un roi pour de rire clamant à la face du monde son orgueil de vivant. Pour de vrai.
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La rivière
Il n'avait pas choisi cette nouvelle horloge qui désormais ne le quittait plus, comme une deuxième ombre pesante et sombre. Le temps, son temps, était donc doublement compté. Bien sûr il suffisait alors de plonger dans l'absolu présent, comme le préconisent les docteurs de l'existence. Plus facile à dire qu'à faire. Il avait pourtant longuement pratiqué dans sa première vie cet éloge de l'instant. Il en était très fier. Il croyait avoir compris. Mais on ne s'extrait jamais totalement du temps. Le passé, d'ailleurs, lui était relativement doux, l'emportant par exemple au gré d'une image retrouvée, à l'époque bénie de son enfance. Ce temps-là, celui des bras d'une mère, celui d'un monde réduit aux contours de l'innocence et ouvert à tous les possibles, Mister P. aimait le faire revivre pour défier les horloges. Que pouvaient-elles, ces tristes compteuses de vie, contre le sourire d'un enfant au bord de la rivière ?
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Chansons
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Dimanche
Le dimanche était particulièrement lumineux. Le vent avait nettoyé l'espace et l'automne en était radieux. Au-dehors. Mais Mister P. ressentait ce jour là dans son corps et son coeur une indécises palpitation. Dedans, il faisait moins beau. Il le savait bien qu'il fallait "aller à l'essentiel", mais cette essence de la vie ses dérobait à mesure qu'il avançait. Il repoussait toujours à demain les grands travaux existentiels. Il se contentait de petites réparations plus ou moins provisoires. Et pourtant il savait bien que demain plus rien ne serait comme avant. Le temps pressait, plus que jamais. Cette évidence prenait maintenant des formes bien concrètes. On avait dépassé le stade des concepts. La réalité, dans sa brutalité bornée, tenait tête à toutes ses tentatives de diversion. Il hésitait à s'en vouloir. Il n'avait pas tout choisi. Mais ce dimanche silencieux dans une maison vide le renvoyait à sa responsabilité, le rappelait à sa drôle de liberté qu'on appelle être vivant. Il vacillait, aussi, entre la joie sereine des peurs dépassées et la tristesse profonde d'un avenir troublant. Sur le clavier, sa main tremblait.
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Narcisse
Malgré ses récentes tentatives pour baillonner son ego bavard par diverses méthodes à la mode, Mister P. gardait de sa vie antérieure un narcissisme taille XXL qui prenait même parfois des proportions inquiétantes et amusantes. Ainsi par exemple il avait pensé au milieu d'une journée d'automne, en souriant intérieurement : "Si je me rencontrais, je suis sûr que je me plairais". Son avenir aux contours incertains et tremblants l'autorisait au moins à ne pas faire trop cas de cet excès de confiance. Il pouvait se le permettre. Mieux valait en rire.
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La cabane
Mister P. n'oubliait pas le rêve récurrent de sa vie antérieure : la cabane à caresses. Il n'était pas trop tard. Il continuait à imaginer et à construire mentalement ce projet d'une vie. Parfois même le rêve s'ébauchait mais toujours incomplet, imparfait, inachevé. Etait-il condamné, comme chaque rêveur, à une poursuite sans fin ? Il ne s'y résignait pas, persuadé que ce rêve pouvait changer la réalité et pas seulement sa propre vie. Alors il continuait à chercher, au risque de s'égarer. Il ouvrait des portes, visitait des maisons, s'aventurait sur des chemins inconnus, rencontrait d'autres rêveurs. Il est normal, se disait-il, que le rêve soit exigeant. Il savait aussi qu'il n'est pas sans danger. Et parfois le doute le rattrapait : un rêve vaut-il la peine d'être vécu ?
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Gracias
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Testament (suite)
Mister P. aimait tellement la vie qu'il ne voulait pas rater sa mort. Il savait bien que c'était présompteux mais ne pouvait s'empêcher de vouloir, même à ce moment, faire oeuvre. C'est pour cela, par exemple, qu'il avait déjà prévu les poèmes qu'il voulait qu'on lise quand il partirait sans retour. Il avait la chance de pouvoir y penser sans souffrance, sans peur, sans tristesse. Rien ne pressait. Tout allait bien. Ou presque. Il ne fallait pas louper cette occasion que la vie lui offrait, et il se réjouissait par avance du cadeau que seraient ces textes de Jules Supervielle, Violetta Parra, Boris Vian, et Anna de Noailles... Il faisait confiance à ses amis poètes et à ses amours proches pour accompagner ce petit rite, ultime partage de ces quelques mots qui eux resteront toujours vivants.
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Le cri
Ce matin-là, devant sa glace, en ce premier jour de l'automne, Mister P., torse nu, bras écartés et poings serrés, a poussé un cri rauque, un peu bestial, sans préméditation, sans raison particulière... et il a immédiatement pensé au "cri" de Walt Whitman et à cette fameuse scène du "Cercle des poètes disparus". Oui, c'était bien ça : "Je hurle mon cri barbare sur tous les toits du monde : YAWP !". Mister P. avait, à son tour, poussé ce cri libérateur, un peu sauvage, un peu fou, et il se demandait si ce n'était que de la poésie...
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Testament
Dans son petit carnet, avait déjà tout prévu :
Quand sera fini le temps de mon aventure terrestre, je veux qu'on réduise mon corps en cendres et qu'on jette un peu de cette poussière dans le vide, au grand air, à tous les vents, en haut de la montagne Sainte-Victoire, au bout du Cap Morgiou, au sommet du Mont Lozère... Ainsi mes amis pourront dire : "Même après sa mort, il nous fait encore chier !"
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Nuance
" Je n'ai pas la tremblotte, j'ai la bougeotte." Mister P.
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Bibliothèque
Mister P. se demandait si quand il allait mourir on dirait : c'est une bibliothèque qui brûle.
Ça lui ferait plaisir. A titre posthume.
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Now
Ce jour-là il avait pris une décision :
"Rien ne m'inquiète, rien ne m'atteind.
NOW ! sera mon cri de ralliement."
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Identité
Parfois, après que ses errances vaguement aventureuses l'eurent distrait de son identité, il se souvenait à nouveau qu'il était Mister P.
Il s'irritait alors de ne pas donner une dimension plus grande et un sens plus profond à cette neuve liberté que lui offrait, paradoxalement, cette condition nouvelle.
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Oeuvre
Il avait toujours cherché à faire de sa vie une œuvre.
Il se demandait maintenant s'il ne valait pas mieux être "désœuvré".
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Conseils
Les spécialistes conseillaient à Mister P. : mouvement et plaisir.
Ca tombait bien, c'était déjà son programme.