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La vie merveilleuse de Mister P.

  • Les rêves de poche (conte)

    Les rêves de poche (conte)

    *********************

     

    J’avais jeté mes rêves, un soir de désespoir, dans la poubelle de la réalité. Je les ai retrouvés, longtemps après, dans les poches d’une veste que m’a donnée un magicien.

     

    Il était mon voisin. Il avait de nombreux tours dans son sac. Un jour sans prévenir il me tendit cette veste en disant « Gardez-la, précieusement ». Je voulus la payer, il me dit « Inutile, elle n’a pas de prix ». J’étais un peu gêné par sa générosité. Plus d’une fois je l’avais vu fouiller dans les poubelles du quartier. Je lui laissai donc tout de même un billet. Il le mit dans son chapeau, il en ressortit une colombe qui s’envola aussitôt.

     

    Sans même l’essayer je mis la veste immédiatement dans un placard. Sa couleur trop vive rebutait mon regard. Peut-être n’étais-je pas assez original.

     

    C’est grâce à une trapéziste que je l’ai ressortie de ma penderie. J’étais tombé amoureux de ses coquettes pirouettes et de ses jolies gambettes. Nous faisions un spectacle en duo. A elle les sauts, à moi les mots. Il me fallait un costume de scène. Je retrouvai la veste, l’essayai devant mon miroir, et naturellement mis les mains dans ses poches, pour la première fois. Elles n’étaient pas vides. Mes doigts touchèrent au fond quelque chose de rond.

     

    C’étaient de petites boules de papier froissé. En les déroulant dans mes mains, j’ai tout de suite reconnu l’écriture. J’ai repensé au magicien. J’ai revu la poubelle de mon adolescence. J’ai commencé par avoir envie de pleurer sur ma jeunesse pleine d’espérance, persuadé de n’avoir pas vécu ma vie rêvée. Il est parfois cruel de retrouver son passé.

     

    Et puis j’ai pris chaque petit papier. Un à un je les ai dépliés. Je devais affronter cette réalité.

     

    Sur le premier je lus le verbe « aimer », sans plus de précision. Sur le second le mot « voyager » suivi de noms de villes, surtout des capitales, et des noms de pays, partout sur la planète, des mers, des déserts, des îles… La liste était longue. Sur le troisième était écrit « marcher » avec des noms de montagnes, les noms de leurs sommets. Sur le quatrième que j’ouvris j’envisageais un  livre à succès et le désir de renommée. Personne n’est parfait. Sur le cinquième un autre livre qui devait « changer la vie des gens ». C’était généreux. Sur le sixième je rêvais de guérir toutes les maladies en posant seulement la main sur les corps. Rien que ça.

    Sur un autre papier l’adolescent rêveur avait dressé la liste, très hétéroclite, de ces fameuses « choses » qu’il voulait faire au moins une fois dans sa vie : danser le tango à Buenos Aires, faire le muscher en Laponie, prendre le Transsibérien, marcher sur la muraille de Chine, naviguer sur l’Amazone, se baigner dans la mer Morte, écrire des haïkus au Japon... Je m’étonnai de ne pas trouver sur ces papiers des traces de mes projets amoureux, voire d’une grande ambition pour la vie toute entière. Probablement n’avais-je pas voulu confondre ces rêves accessoires, un peu vains, avec ceux, essentiels, que je n’avais pas osé écrire. C’était mon jardin secret.

     

    Ou bien peut-être n’avais-je pas su les écrire, ces rêves intimes, à l’orée d’une vie que je ne connaissais qu’insouciante, une vie légère comme une plume, pas encore plombée par les inévitables défaites, les désillusions, les déceptions.

     

    Malgré tout, une dernière boule ronde, une fois dépliée, ouvrait néanmoins la porte d’un rêve-fantasme. J’y avais décrit avec détails une « cabane aux caresses ». Tout me revint d’un coup. Je me souvenais bien, maintenant, de ce tableau d’un peintre flamand qui avait tellement frappé mon imagination à cette époque. C’était mon jardin des délices.

     

    J’ai depuis longtemps la manie des bilans. Je tenais à la fin dans mes mains tous les rêves un peu futiles de mes jeunes années. Quel compte pouvais-je faire de ces énumérations ? Peut-être fallait-il que je m’arrange un peu avec la vérité mais à mesure que je relisais ces petits papiers défroissés je pouvais sans tricher retrouver des parts de ces rêves dans ma réalité. Je n’avais donc pas vécu un rêve – une vie rêvée, quelle ineptie ! - mais au moins avais-je mis des bouts de rêves dans ma vie.

     

    Et pour être bien sûr de n’avoir rien oublié, pour que le compte soit bon, je retâtais les poches de la veste magique. J’avais oublié un dernier petit papier, très soigneusement plié ! Je l’ouvrai, méfiant. Ce projet n’allait-il pas détruire tout d’un coup le fragile édifice de mes rêves accomplis ? Je lus : « Faire de la poésie, et puis la partager ». Ouf, j’étais sauvé !

     

    Ive

    Achevé le 23 décembre 2019

    Image : citation de Jacques Brel.

     

  • Chimères

    Chimères
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    Que reste-t-il quand tout est emporté ?

    Tout ne disparaît pas, il subsiste dans l’air des cordes invisibles qui gardent la mémoire de tout ce qui s’en va. Elles vibrent partout mais nous, pauvres humains, nous ne connaissons pas la bonne longueur d‘onde. Nous n’avons pas non plus les antennes adéquates. Nos oreilles sont sourdes à cette musique, et nul autre organe ne capte ces messages. Si c’est un créateur qui nous a conçus, pourquoi n’a-t-il rien prévu ? L’ a-t-il fait tout exprès ? A-t-il vraiment voulu toujours nous voir, nous les pauvres vivants, tendre toutes nos forces vers un ciel qui jamais ne nous répond ? Condamnés à errer, en quête de consolations, d’un signe improbable à un espoir déçu…

    Pour moi, et j’en suis sûr, le Rien n’existe pas. Nombreux sont mes camarades de pensée qui m’en ont convaincu : tout ce qui a vécu vivra. Je me souviens de ce cher Denis Diderot qui imaginait le jour où ses molécules pourraient bien retrouver celles de son amante dissoute. Ou Charles Baudelaire songeant devant une charogne à la forme et à l’essence divine de ses « amours décomposés ». Ou encore, Béroul le moyen-ageux racontant la ronce qui jaillit de la tombe de Tristan pour s’enfoncer dans celle d’Yseult. Et mon ami vénitien Giuseppe Casanova qui écrit : « Je baise l’air, croyant que tu y es ».

    Les sceptiques diront : tout cela n’est qu’une belle illusion. Que valent ces amours disparus sans corps et sans esprit ? Comment imaginer la vie après la vie sans tomber dans le puits de la croyance vaine ? Le doute est essentiel et nous maintient penchés entre deux vérités plutôt que droit perché sur une certitude. Pourvu qu’elle ne mène ni vers un Dieu tyran, ni vers la foi guerrière, il n’est pas interdit de suivre une chimère.

    La mienne est celle-là : nul paradis, nul enfer, juste de la matière qui change de registre. Des formes se défont et puis se recomposent. Derrière sa façade d’horloge bien réglée, l’univers est toujours un grand chambardement d’où viennent ces vibrations qui sont autour de nous sans que nous le sachions.

    Que dire alors des mots que nous lançons dans l’air ?
    Ils vont vivre toujours puisqu’ils n’existent pas. Chacun est immortel. Il faut bien les choisir. Soignons les avant de s’en aller : ils seront nos éternels messagers.

    Je ne suis qu’un modeste disciple de la muse poésie. Les mots sont la matière dont je sculpte des formes. J‘émets une hypothèse. Si vous recevez quelques uns de mes mots comme une balle attrapée, c’est un jeu, ou une fleur cueillie, c’est un don, et que vous les gardez dans votre cœur, dans votre tête, ou même seulement dans vos mains, si vous les emmenez dans vos vies, même par mégarde, même sans vous rendre compte qu’ils vous sont accrochés, j’aime imaginer, autre chimère bien innocente, qu’ils vibreront eux aussi dans le silence et qu’un jour lointain un autre pauvre humain enfermé dans son corps recevra par les formes décomposées de ces molécules de mots de la matière pour sa pensée, de l’énergie pour son existence.

    Alors je vous en prie, amis qui m’écoutez, prenez et gardez tout. Mes mots, mes phrases, emportez les. C’est ce que j’ai fait de mieux. Qu’ils soient vos compagnons dans l’obscurité de la mélancolie ou dans la lumière de la joie, sur vos sommets de plénitude comme dans vos traversées du vide, dans l’éreintement ou dans l’extase. Et peut-être quelquefois en leur donnant ainsi une nouvelle vie, vous vous souviendrez d’un petit poète chimérique qui croyait, pure folie, à l’éternité de la poésie.

    Ive
    achevé le 16 décembre 2019
    Image : chimère "Pin on", sculpture (détail) d'Alessandro Gallo, artiste vénitien.

  • Le sage et l'oiselle

    Le sage et l’oiselle (fable)
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    Le corps est las, hélas ! Voyez ces cicatrices sur ma peau : ce sont des éclats de vivre qui ont laissé leurs signatures. Voyez ces sillons au bord de mes yeux : ce sont mes nuits trop brèves qui les ont dessinés sur mes tempes. Ecoutez mon cœur : il bat au rythme irrégulier des journées trop chaotiques. Mon ventre garde la mémoire des coups d’épée de l’anxiété. Mon dos reste chargé du poids des douleurs et des deuils. Voyez ce corps fatigué, ce visage où s’inscrivent les marques de tous les jours trop passés.

     

    Le maître me fait la leçon. "Tout s’use et surtout si tu abuses. Tu creuses tes rides et ton tombeau." Paroles d’ascète, sentences du sage, qui trépasse juste après. A quoi sert de s’épargner puisqu’on est condamnés ?

     

    Pour mon repos non éternel je pars m’allonger sous le ciel. Un oiseau plane à ma verticale. Ou bien est-ce une oiselle ? J’écoute son chant. C’est une ode à la manière ancienne, un blason.

     

    "Voyez la finesse de ces attaches, et la sveltesse de ces membres. Voyez la couleur dans son regard et la gourmandise sur ses lèvres. Voyez la rondeur de ses fesses, le galbe de ses jambes, et les boucles qui couronnent encore son auguste crâne. Voyez cette allure sans âge, cette fière posture. Quelle silhouette, mazette !"

     

    Serait-ce un planeur ricaneur ? J’ouvre ma large bouche et je dis au flatteur : « Grand merci, bel oiseau, mais vous en dites trop ». Je n’en pense pas un mot. Je rentre le ventre en serrant les abdos. Il n’a rien dit de mon cerveau.

     

    Il a suffi de quelques mots. Je me remets en marche, toute fatigue oubliée. Un pied devant l’autre. Je ne me lasse pas de cette vieille mécanique bien huilée. Le volatile en couleurs qui a dit mon corps beau continue de voler au-dessus de ma tête. Je distingue un chant nouveau, juste une trille, un seul refrain repris à tire d’ailes. Que me dis-tu, mon bel oiseau ? Je m’arrête au coin du paysage pour l’écouter. Mon ouïe est restée fine : « Mieux vaut s’user que se rouiller». Quelle bonne nouvelle ! Je repense à mon maître figé dans son tombeau. Ma main gauche tremble un peu. C'est la faute à mon cerveau.

     

    Je scrute encore le ciel. C’est une oiselle ! Et si je m’envolais vers elle ? J'ouvre les bras. Ca ne suffit pas. Je n'ai pas d'ailes. Mais je souris. J'ai trouvé une autre manière de creuser mes rides.

     

    Ive
    7/9 décembre 2019
    Image : « Femmes et oiseau dans la nuit » Joan Miro, 1947.

  • Le désir de désert

    Le désir de désert
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    Déserter.
    Partir vers les marges blanches ou ocres, de sable ou de sel, les terres inhabitées où l’homme ne fait que passer.
    Avancer lentement vers les horizons courbes des grandes dunes aux lignes pures.
    Traverser les plaines plus que vastes, aux mille nuances de gris.
    Entrer dans un espace sans limites que l’homme ne fait qu’effleurer.
    Caresser la terre avec nos pas, la peau du monde sous laquelle bat son cœur volcan.
    Retrouver les étoiles dans la nuit absolue, me faire un drap de la voûte céleste, me vêtir de vent, goûter au silence oublié.

     

    Je veux déserter.
    Je veux fuir la laideur des cités, leurs cris, leurs fausses lumières, leurs regards mornes.
    Je veux quitter tous les champs de bataille, abandonner tous les combats, le cercle infernal des vindictes et des vanités.
    Je veux laisser derrière moi mes pensées obscures et mes ambitions inutiles.
    Je veux me dépouiller, m’alléger, toucher aux racines du ciel.
    Je veux tendre vers l’infini en laissant mon esprit flotter dans la solitude, chercher l’invisible derrière le mur de mon regard.
    Je veux marcher dans l’immensité pour soupeser mon âme.

     

    Je déserterai.
    Je laisserai derrière moi la foule et la folie des hommes.
    Je penserai à mes semblables, à mes faux-frères et à mes vrais amis.
    Je me souviendrai de mes errances, de mes frottements à la dureté des sentiments et aux douceurs passagères.
    Je sourirai de mes danses futiles et mes bonheurs intermittents.
    Je songerai à mes amours, au temps de la légèreté, au temps des trahisons, au temps des corps à corps comme autant de victoires sur le temps qui passe.
    Je me transporterai au paradis de mon enfance et je me redirai les histoires qu’on me racontait.

     

    Je partirai.
    Et même dans ce désert désiré je ne trouverai pas la paix.
    Je partirai vers un faux néant qui ne me comblera pas.
    Je partirai.
    Pour revenir.

     

    Ive
    4 décembre 2019
    Photo : Sahara (Algérie), février 2010.

  • L'embrassement

    L’embrassement
    …………………………………….
    Il faudrait pouvoir tout embrasser.

     

    Je suis né du cosmos, j’arrive du fond des âges, alors pourquoi suis-je trop petit pour étreindre l’infini ? Je voudrais pouvoir tout enlacer, ouvrir mes bras pour l’immensité.

     

    Les vagues qui vont, les vagues qui viennent, le jour qui joue avec la nuit, l’horloge céleste qui avance sans tic-tac, tout nous échappe, tout nous dépasse, et les bras qui veulent se resserrer sur la totalité n’étreignent que du vent.

     

    Il suffit, me dit alors le sage, de ne penser qu’à l’un, de n’embrasser que l’une. Il est déjà un bien grand privilège de pouvoir accueillir quelqu’un ou bien quelqu’une, de pouvoir les serrer doucement un peu entre nos bras. Il est beau de savoir qu’il peut y rester, là, qu’elle peut s’y blottir, ici, même juste un moment. Pourquoi en vouloir plus, me répète le sage ? Ne vois-tu pas que c’est un univers entier que tu tiens dans tes mains ?

     

    Je sais bien tout cela. La vie m’en fait cadeau. Enfants, femmes, ou amis, tous et toutes ont comblé le vide de mon âme en venant se poser un instant contre moi.

     

    Et pourtant.

     

    Il faudrait pouvoir tout embraser. Allumer les étoiles comme veut le poète. Incendier le ciel comme fait le soleil. Brûler la vie par tous les bouts avant l’heure de nos cendres. Oui, je veux tout, et même son contraire. Pourquoi s’arrêter là quand le reste est tout près ?

     

    Alors le sage s’éloigne, démuni, il s’enfuit. Je reste là, les bras ballants, le regarde partir. Il me tourne le dos et marmonne « Il est fou ». Et moi Je songe, immobile. Il était mon dernier ami. Je voudrais le retenir. Lui dire : « Tu as raison. Ce n’est pas compliqué. Il faut se contenter, j’en conviens. Enfin. »

     

    Mais me voilà encore partant bien au-delà. Je divague à nouveau, happé par le chaos, l’ouragan des possibles. La valse recommence et les étoiles dansent. Je suis ivre de vouloir boire tout l’univers.

     

    S’avance un savant, lunettes et mèche folle. Probablement a-t-il eu un peu pitié de moi. Il m’arrête dans ma course et me dit calmement « Tu peux vouloir toujours embrasser l’absolu. Tu devrais d’abord réviser notre fameuse loi qui fonde cet univers que tu voudrais enclore dans le cercle de tes bras. » Curieux et impatient, j’ai hâte de connaître la suite du propos. Il se tait un instant, pour se faire désirer, et ajoute en riant, en savant facétieux : « La relativité ». Il s’éloigne lui aussi. Il a fait sa partie.

     

    La nuit arrive. Je reste seul, avec mes rêves de totalité. Devant moi un écran et des mots sur la page où clignote un curseur. Ni le sage ni le savant n’ont pu m’apaiser. Il y a là vraiment de quoi désespérer. Mon cas est incurable. Je reste condamné.

     

    Et pourtant.

     

    Dans cette nuit profonde où hurle un grand vent, je retrouve l’espoir d’échapper à la peine : amertume à perpétuité. Est-ce l’étoile là-haut, perché au ciel d’hiver, ou est-ce la petite lampe qui éclaire mon clavier ? Quelle est donc la lumière qui, faute de vérité, m’a soufflé cette idée ?

     

    Elle est tellement simple ! Et si donc j’essayais d’embrasser cette totalité entre les quatre bords d’une page de papier ? Il suffit de quelques mots, n’est-ce pas ? Lesquels ? Je vous le dirai quand j’en aurai fini. Ce ne devrait pas être trop long.

     

    Rendez-vous dans l’éternité.

     

    Ive
    23-24 novembre 2019

  • La chanson inachevée

    La chanson inachevée
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     Si tu as des chemins, des livres, des aimants, des amis : dis merci à la vie. Et si tu peux encore marcher, penser, caresser, converser, n'est-ce donc pas assez ?

     

    Non. La liste s'allonge : un toit et du soleil, une assiette de pâtes, un verre de bon vin, un chêne dans le jardin.On croit que c'est fini, mais encore on écrit : être ailleurs quelquefois, partir ici ou là, de l'art, de la beauté, le rire d'un enfant. Il faut se contenter. Pourtant on continue.

     

    On veut l'épaule nue, le printemps revenu, les paysages vus. On devrait arrêter, mais nous sommes lancés. Dans l'arbre on veut aussi des oiseaux bons chanteurs. N'oublions pas non plus la musique et nos pleurs. On ne peut tout à fait congédier la douleur. Le vent qui souffle fort, cet autre enfant qui dort, cette femme allongée, la lumière en été, notre âme qui divague, notre corps qui s'exalte, les folies d'un instant, la lune en croissant. L'orage qui éclate, aussi, car que vaudrait la vie sans foudre et sans cris ?

     

    La liste qui s'allonge semble illimitée. On en vient aux grands mots : l'amour et l'amitié, le présent, le passé. Un ensemble, un détail, une image choisie, un souvenir précis, tout réclame sa place, tout cherche à s'inviter. Moi qui croyais pouvoir alléger mes bagages, me voici rattrapé par le poids de mon âge.

     

    Alors sur mon écran ou sur ma page blanche, moi qui mourrai demain, j'écris sans m'arrêter, et sans me soucier, mon art d'être vivant. Homme tant que je peux, poète quand je veux, j'avance, chanceux, jusqu'au bout de ce chemin mystérieux.

     

    Et si je ne chante pas toujours un refrain joyeux, ne vous inquiétez pas. J'ai dans la tête une guillerette ritournelle que je garde pour les jours obscurs. C'est une chanson inachevée, à mille et un couplets. Je la compose chaque jour. Elle commence ainsi : "Si tu as des chemins, des livres, des aimants, des amis : dis merci à la vie." 

     

    Ive
    15 novembre 2019

  • Inguérissable...

    Diogène était déjà renvoyé à plus tard... Mister P., malgré toute sa (bonne) volonté, n'arrivait pas à concrétiser ce changement de vie. Entre deux séjours dans l'une ou l'autre des "cabanes à caresses" qui le réconfortaient provisoirement à chaque fois, il s'interrogeait, toujours avec la même intensité, sur la décennie qui l'attendait, parfois avec enthousiasme, parfois avec amertume. Que lui restait-il, après s'être plusieurs fois "envoyé en l'air", après avoir accompli encore quelques uns des projets dont il rêvait ? Ses belles résolutions volaient souvent en éclats et même s'il se souvenait du vers d'Aragon "Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure", il ne pouvait se satisfaire de cette manière de rester en rade, de rester au port, quand tant "d'ailleurs", encore, l'appelaient.

    Le moment présent était doux pourtant. Il savait le prix de l'affection qui l'entourait, il jouissait quand il le pouvait des simples et incomparables joies de la tribu. Il attrapait des instants de vie dans sa micro-poésie dont il avait repris l'habitude au cours de cette dernière année. Mais le moindre accroc à sa fragile sérénité lui devenait de plus en plus intolérable. L'apaisement n'était toujours que très éphémère. Etait-il inguérissable ? De fait, il l'était. Il fallait donc qu'il vive avec sa maladie comme il devait vivre aussi avec ce qu'il était. C'était peut-être une révélation. 

    En attendant de pouvoir agir il se recentrait sur ce qu'il savait faire : écrire, encore... et c'est à cette période qu'il entama la rédaction de textes dont il voulut, très vite, imaginer qu'il en ferait un spectacle, une lecture, qu'il les partagerait en les faisant passer par sa propre voix, son propre corps, sa propre voie...

    Le titre de ce futur projet lui parut assez vite évident. Cela s 'appellerait : "La vie merveilleuse de Mister P. ou Chroniques de la vie d'après". Mister P. décida aussi de signer ces textes "Ive", bel anagramme phonétique de son prénom d'avant, qui disait la "vie", et auquel bien sûr il ne renonçait pas comme il ne renonçait pas non plus à elle...

    Et comme par magie, comme à chaque fois, une fois projetés, les textes commencèrent à s'écrire presque tout seuls. Ce fut vraiment un beau moment d'écriture, cette écriture qui, décidément, ne le lâchait pas, cette écriture dont, de toute évidence, il ne pouvait pas non plus guérir...

  • Sauter dans le vide

    S'envoyer en l'air ! C'était promis. Y compris de la manière la plus radicale : le saut dans le vide. Retenu, tout de même, par un fort élastique. Rien de suicidaire là-dessous. Quelques jours seulement après son saut en parachute, Mister P. avait bravé la peur commune du vide pour monter sur le parapet de ce pont 184 mètres au-dessus d'une petite rivière qui était à sec cet été là. 

    Que voulait-il prouver ? Peut-être pensait-il que plus rien ne lui ferait peur désormais. Il avait fait un grand saut. Mais évidemment cela ne suffisait pas. Les peurs restaient là, obscures ou très claires, et continuaient d'ajouter à son poids de corps, à sa gravité naturelle, une pesanteur dont il aurait tant aimé s'alléger.

    N'empêche. Il l'avait fait. C'était une étape. Il ne fallait pas en douter. Et puis cette seconde où il s'était élancé, où il avait ouvert les bras comme pour embrasser ce vide  qui s'ouvrait devant lui, cet instant infime où son cerveau avait peut-être douté de sa sécurité, cette très brève déchirure dans la perception habituelle de l'espace, tout cela était désormais gravé dans son disque dur interne, et pourrait lui donner le courage, peut-être, d'affronter ces peurs qui nous pèsent et nous empêchent de voler librement vers notre apaisement. 

    Il l'avait fait. Il en était fier. Même s'il savait que ce n'était pas du courage, mais juste un peu de témérité. 

    Oui, il avait accepté de  tomber. Maintenant il fallait qu'il s'envole.

  • Tomber du ciel

    C'était l'une des premières promesses qu'il s'était faites en devenant Mister P. : sauter en parachute. Comme un premier défi qu'il s'était fixé immédiatement pour bien montrer que, devenu par la force des choses ce Mister P. qu'il ne connaissait pas le jour d'avant, on allait voir ce qu'on allait voir, ça ne se passerait pas sans que rien ne change, et cette nouvelle naissance, même tardive dans le parcours de sa vie, aurait des répercussions dynamiques, énergiques, toniques ! Tout de suite, il lui avait fallu un défi, un dépassement. Pourquoi avait-il pensé à ce saut plutôt qu'à autre chose, plus proche de ses pratiques d'avant ? Il ne le savait pas. Mais tomber du ciel, tout de même, ça a de l'allure !

    Des mois étaient passés. Et des années. Mais Mister P. n'avait pas oublié sa promesse. Hors de question de ne pas relever le défi de "s'envoyer en l'air" dont il avait fait sa thématique annuelle.  Il l'avait affiché, il s'était engagé. Et en fin de ses vacances, après de beaux jours estivaux, il s'était retrouvé, harnaché, dans un petit avion bruyant qui l'emmenait à 4000m.

    Alors voilà, maintenant, c'était fait. Il avait senti le goût intense de la chute libre.  Il avait profité en souriant de cette brève immersion dans une nouvelle dimension. 

    Bien sûr, il avait pris toutes les précautions. Même un poète, pour tomber du ciel, a besoin d'un parachute.

    Et de retour au sol, le cul par terre, il avait bien pris soin aussi, pour la vidéo qui enregistrait son "exploit", de préciser le vrai nom de celui qui venait de faire ce baptême aéroporté : "Mister P.".  La jolie parachutiste vidéaste n'en demanda pas plus. Elle repartit très vite vers d'autres images à saisir entre le ciel et la terre. Et Mister P. retrouva son aimante et son petitou qui, depuis de longues minutes, avaient guetté son arrivée parmi tant d'autres qui, comme lui, avaient déchiré le ciel quelques minutes, puis flotté dans l'azur sous leur voile de couleur avant de se poser en douceur sur la terre des hommes. 

  • Prendre de la hauteur

    Mister P. était gâté. Bien entouré. Affectionné. Et pour célébrer une nouvelle décennie de sa vie qui commençait, capitale comme toutes les tranches de l'existence mais peut-être plus encore que les précédentes, son aimante lui avait offert un vol en ballon. Ainsi  ils avaient flotté au-dessus des plaines des bords de Loire, au gré d'un courant d'air capricieux, fragilement soutenus par une frèle nacelle. 

    C'était un joli moment. Un de ces moments où l'on peut croire à l'idéal dans la lumière inégalable d'un soir d'été. Mais même en l'air, la vie n'est pas de l'éther. Le vol fut bref, et la flamme bruyante quand il fallait redonner du souffle à la grande baudruche de couleurs. 

    Peut-être Mister P. aurait-il voulu que tout cela dure toujours, qu'on ne retouche pas le sol ? Non, il aimait trop avoir les deux pieds sur terre, s'en aller, cheminer, errer, vagabonder, voyager. 

    Et quand la nacelle s'immobilisa dans un champ de maïs fraichement récolté, il pensait déjà, même vaguement, à toutes les aventures qui l'attendaient au ras du sol. C'était un bel été mais Mister P. était ainsi fait : il en voulait toujours plus. Certes il avait su prendre de la hauteur, mais la sagesse, ce n'était pas pour tout de suite...

     

  • Diogène 21

    Mister P. n'avait plus écrit depuis longtemps dans son journal. Sa "vie merveilleuse" continuait de dérouler ses aléas, pas toujours "merveilleux", en fait. Il avait néanmoins parcouru deux îles "merveilleuses", l'une dans le grand sud, l'autre dans le grand nord, et il s'était encore senti, marcheur voyageur, "merveilleusement" bien. Il ne se leurrait pas, cependant. Il savait que chacune de ces  "merveilles" est une légende, un mythe.

    Il avait  continué de mouliner dans sa tête, dans ce cerveau, même fatigué, toutes les obsessions de sa vie d'avant, toutes ces choses dites, ressassées parfois jusqu'à une sorte de nausée existentielle et très peu... "merveilleuse".  Il restait convaincu que chacune de ces étapes, même les plus pénibles, valait la peine d'être vécues, et que sa vie d'après exigeait de sa part une dose supplémentaire de courage. 

    Et surtout, il était temps. Il était grand temps. Car ce temps (le sien) courait vite, et d'autant plus depuis sa (re)naissance.

    C'est peut-être une fois encore à cause de ce temps ravageur, mais aussi à cause de quelques épisodes pas "merveilleux" du tout, que Mister P. eut à cette époque une sorte de révélation. Ou plutôt, disons que tout ce qui s'agitait dans son cerveau (malade, ou pas) commença à prendre une forme concrète sur le mode : "changer de vie".

    Ce serait, à n'en pas douter, une sacrée aventure, puisque Mister P. avait fait de ce mot-clé un élément fondamental de sa vie (d'avant et d'après).

    Pour l'instant, en tout cas, même si Mister P. avait  dans le passé donné quelques gages de crédibilité, on pouvait encore fortement douter de lui. Il était difficile d'oublier toutes ses lâchetés, son conformisme, son opportunisme, ses mensonges, son arrogance. Non, Mister P. n'était pas un héros. Et il le savait bien. Là non plus il ne se leurrait pas.

    Alors comment le croire capable d'une vraie aventure cette fois ? Et comment croire que ce serait cette fois une véritable  "merveille" ? Peut-être était-ce un leurre de plus. Toujours est-il que ce soir là  il avait entrepris de raconter un projet qui avait peu à peu pris corps dans son esprit.

    Il avait pour cela ouvert un cahier rouge à spirales qui datait de sa vie d'avant, un cahier acheté en ce temps où il n'était pas encore Mister P., pour relater une autre aventure. Une aventure  avortée. Ou peut-être pas... Un cahier qui était resté vierge en tout cas.

    Il avait très rapidement rempli une douzaine de ces pages couleur ivoire. Qu'avait-il écrit ? Nous n'en saurons rien pour le moment. Apparemment très attentif à garder ce projet secret, Mister P. avait néanmoins consenti à laisser voir la seule première page, celle du titre. On y lisait : "Diogène 21". Le mystère restait entier...

  • Vraiment bien

    Ce jour là, Mister P. avait deux ans. C'était peut-être difficile à croire en le voyant, mais c'était comme ça. Il n'avait pas choisi...
    Alors pour se souhaiter un bon anniversaire, il avait cherché dans les images de cette année écoulée une image joyeuse, comme un temps de célébration. Il avait vite pensé à celle-là : cette brève danse avec son guide laddhaki, sur une musique bollywoodienne sortie d'un portable indien, à 4000 mètres d'altitude dans l'Himalaya,.. Rien que pour ce moment là, insolite, imprévu, improbable, cette année là méritait d'avoir été vécue...
    Bien sûr, il y avait eu aussi bien d'autres moments beaucoup moins mémorables, moins photogéniques, et pour tout dire beaucoup moins "facebookiens"...
    Et puis plein d'autres moments aussi, moins joyeux, des moments de tension, d'anxiété, et des moments ordinaires, sans saveur particulière, des moments pas vraiment faits eux non plus pour la jolie vitrine de Facebook...
    Mais comme dirait Souchon dans sa magnifique chanson "Le Baiser" :
    "Si tout est moyen
    Si la vie est un film de rien
    Ce passage-là était vraiment bien".
    Non, tout n'était pas mémorable, mais on pouvait au moins continuer à essayer de fabriquer des moments "vraiment bien", chez soi ou dans l'Himalaya, ici ou ailleurs, avec des proches ou des inconnus, dans le quotidien ou l'aventure ...
    Mister P. avait deux ans, et prenait une résolution. Il ne comptait pas en rester là en matière de "vraiment bien"...

  • L'arbre

    Il voulait être un arbre qui bouge. Allez comprendre ! Allez lui expliquer qu’on ne peut être à la fois la branche et l’aile, la racine et l’envol ! Têtu comme un chêne, il refusait de choisir entre ici et ailleurs. Léger comme une plume, il voulait peser en douceur et s’envoler sans partir. Drôle d’oiseau, décidément, ce Mister P. …

  • Le bateau ivre

    Mister P. avait le blues. Un bleu sombre. Ce matin là il s’était réveillé en hurlant : « Je veux la paix ! ». Mais aucun cri n’était sorti de sa bouche. Tout se passait à l’intérieur. Tempête sous un crane Ça remuait dans tous les sens, ça tanguait toujours autant. Il avait fait de son corps le vaisseau de ses nouvelles aventures mais son esprit restait un capitaine fantasque. Il n’abandonnait pas le navire mais le laissait dériver parfois, malmené par la houle. Où allait-il ? Où trouverait-il un port, enfin ? En finirait-il avec cette ivresse du grand large et des mers agitées ? Capitaine, oh, capitaine, attrape le gouvernail et retrouve le cap ! Mais où était-il le port aux eaux calmes abrité derrière une digue solide ? Il le cherchait depuis si longtemps… Aucune carte ne le mentionnait. Le secret était bien gardé. Peut-être n’était-ce qu’un mythe ? Une Atlantide ? Peut-être le vieux marin devait-il admettre qu’il serait toujours ballotté par les vagues. Condamné au mal de mer. Sans répit, sans repos.

    Au soir de ce jour à nouveau tempétueux, Mister P., éreinté, au bord des larmes encore, fatigué par une nouvelle grosse vague, avait encore le blues. Un bleu noir.

    Noir comme la nuit derrière la fenêtre près de son lit.

     Au milieu de son insomnie, il tourna les yeux vers cette fenêtre. La lune était là, majestueuse, lumineuse, toute ronde, absolument féminine. Et il se souvint de la toponymie de l’astre nocturne conquis par les hommes : il existait bien, là-haut, un endroit appelé « mer de la tranquillité ».

    Il s’endormit, un peu plus apaisé, en rêvant qu’il pouvait encore décrocher la lune…

  • Le livre

    Il ne pouvait pas lui en vouloir. Il ne pouvait pas savoir. Il n’était pas un ami. Seulement un très sympathique conseiller de son magasin randonnée-montagne préféré. Mais la conversation avait dérivé sur leur vie personnelle. Non, il ne pouvait pas savoir qu’il parlait à Mister P. Il ne connaissait pas sa nouvelle identité. Il lui raconta par le détail les affres de la même maladie d’un père récemment décédé. Mister P. n’avait rien demandé. Non, surtout pas ça. Surtout pas là. Surtout pas dans cette antre sereine où il venait évoquer ses envies d’ailleurs avec cet autre baroudeur.

    Il abrégea un peu brutalement la conversation, visage crispé, sortant précipitamment du magasin pour marcher dans une rue qu’il ressentit encore plus sale, encore plus vulgaire qu’à l’ordinaire.

    Il baissait la tête et filait droit sur le trottoir face à un vent mauvais qui lui griffait les joues. Il avait envie de pleurer. Ça ne lui était plus arrivé depuis le premier jour. Celui de sa métamorphose. Mais la rue était trop hostile pour qu’il baisse la garde. Il releva la tête et décida, un peu plus loin, de retrouver le havre d’une librairie.

    Derrière le comptoir où il feuilletait le livre d’un aventurier qu'il admirait, une vendeuse blonde au nez très fin lui conseilla, puisqu’il semblait aimer la littérature de voyage, un « texte magnifiquement écrit  qui nous emporte dans les steppes de Mongolie ». Il parcourut quelques pages du livre qu'elle lui avait tendu. « On dirait du Cendrars », dit-il pour l’épater. « C’est vrai » admit-elle en souriant.  Ses mains étaient fines. Sa bouche était rouge. Ce pourrait être si simple, se dit Mister P. en sortant de la librairie.

    Au bord de ses yeux, toujours deux larmes supendues.

    A cause du vent, probablement.

  • La quintessence

    Plongé dans les souvenirs de sa vie d’avant par une envie d’autobiographie, Mister P. parcourait en esprit les spirales de ses obsessions et s’amusait à retrouver les balises de son parcours antérieur. Il profitait de cette révision du passé pour formuler encore une fois son essentiel à venir. La méthode était probablement trop radicale, et ne laissait pas assez de place à l’infinie complexité d’une vie, notamment aux tours et détours de ses affections, aux méandres tranquilles ou aux torrents tumultueux de ses attachements, mais il lui fallait absolument simplifier, simplifier encore, simplifier toujours. La méthode consistait en une seule question : que n’avait-il jamais regretté ? Il ne fallait pas trop réfléchir. Rester spontané. La réponse était venue sans tarder et il l’avait ruminée pendant une longue randonnée en montagne : une aventure, un livre, un pas, un ailleurs. La conclusion de ce petit jeu était évidente. Elle résidait en quatre verbes : oser, lire, marcher, voyager. Sacré programme. Quatre éléments fondamentaux. Mais en bon alchimiste de sa vie il cherchait la quinte essence, ce qui transformerait le plomb de sa nouvelle vie en or existentiel. La recherche fut brève. Il n’avait jamais regretté, surtout, et plus que tout, aucun baiser, aucune caresse, aucun amour. C’était le cinquième élément, la synthèse de tous les autres, le but ultime de toutes les recherches.

    Il savait combien l’expérience restait périlleuse. Il fallait réussir le mélange parfait. Une dose de rencontre, une dose de poésie, une dose de mouvement, une dose d’inconnu. Une improbable chimie. Mais telle serait donc sa quête de quintessence…

  • Le Mont

    Mister P. avait décidé d’accélérer le rythme. Le temps le pressait-il davantage ? Il se foutait bien de lui, le temps, fort de son éternité. Mais une sensation d’urgence revenait néanmoins le visiter de plus en plus souvent, et même si elle n’insistait pas, même si elle repartait poliment, son souvenir restait, et Mister P. ne l’oubliait plus.

    Il avait donc anticipé de plusieurs mois sa conquête d ‘un sommet qui, dans sa vie d’avant, par trois fois s’était refusé à lui. Ce n’était pas n’importe quelle montagne. C’était une de celles qui culminent très haut, une de celles que tout le monde connaît, une vraie célébrité. Ainsi, après un détour en haute altitude sur les terres de Bouddha et Shiva, il avait terminé sa saison estivale par ce défi dans le grand blanc.

    Il voulait le faire en son nouveau nom, laisser avec la trace de ses crampons dans la neige sommitale l’empreinte de sa nouvelle vie. Mais naturellement il n’a pas pu se défaire de son ancienne peau. Elle lui fut bien utile, d’ailleurs, sa vieille carcasse, elle qui gardait en mémoire tant de montées vers les cimes que celle-ci, au fond, n’était qu’une ascension de plus, et que ses fines guiboles, elles aussi, restaient son indéfectible soutien, et son petit cœur un toujours fidèle serviteur. C’est bien cette vieille carcasse, riche de tout ce passé, qui l’avait vaillamment amené sans faiblir sur ce sommet symbolique.

    Mister P. s’était pour l ‘occasion transformé pendant quelques heures, lampe sur le front, en un cyclope nain sur une montagne géante, marchant vers son rêve dans l’obscurité et atteignant au petit matin, dans la lumière pure d’un jour nouveau, son nirvana d’alpiniste.

    Peu importe si cette victoire était finalement attribuée à Mister P. ou à son ancêtre. Au présent, ou au passé. Cette cime était un accomplissement. Une boucle bouclée. Une histoire achevée. Une histoire qui commençait.

     

     

     

  • Le signe

    Il avait d’abord songé à une boussole, image d’un nord philosophique autant que géographique et d’une recherche de directions spirituelles autant que terrestres. Au voyageur tous azimuts on avait suggéré une carte du monde, rappelant ses périples sur la planète et son goût de l’ailleurs. Mais le symbole taoiste s’était rapidement imposé comme une évidence. Cela pouvait paraître pourtant bien commun. Le signe bicolore était depuis longtemps passé dans la langage visuel courant. Mais Mister P. pouvait prouver qu’il l’avait rencontré il y avait très longtemps, dans ses premières quêtes du sens de la vie…. Il avait des preuves. Ecrites.

    Dans ce jeune temps, dans sa vie d’avant, très tôt préoccupé de formuler le pourquoi du comment, de comprendre les causes et de prévoir les effets, de démêler les fils déjà si nombreux de sa pensée et de sa vie inquiète, en ce temps innocent et insolent des premiers questionnements, déjà il avait rencontré ce signe parfait : harmonie des contraires, dualité indispensable, polarités opposées et complémentaires. L’un et l’autre, l’un dans l’autre, l’autre dans l’un. L’un et l’autre dans le tout. Le tout en mouvement. L’absolu et le relatif. Oui, très vite, ce signe l’avait fasciné. Et tant d’années après, il n’avait pas été surpris, cette fois-ci dans sa jeune existence de Mister P., de pouvoir incarner concrètement le yin et le yang dans la cabane aux caresses où se complétaient harmonieusement le féminin et le masculin, l’ombre et la lumière, le corps et l’esprit. Plus que jamais, c’était son chemin, son tao. Voilà pourquoi, malgré toutes ses réticences anciennes à écrire sur ce corps une marque définitive, il avait décidé de signer sa nouvelle identité en inscrivant sur sa peau cette clef de son univers.

     

     

     

     

  • Le plaisir

    Mister P. eut ce jour là une bouffée d’existence dont il connaissait les symptômes depuis longtemps (dès sa première vie) mais qui le surprirent à cet instant si prosaïque. Au volant de sa voiture lancée bêtement sur une autoroute ordinaire, et même pire, périurbaine, il sentit sa vie ronde où rien ne manquait, il vit ses planètes intérieures provisoirement alignées. Ce sentiment de plénitude n’était pas nouveau mais il s’exprima ce jour là par un étonnant gémissement de plaisir. Il se surprit à s'entendre murmurer "oui, oui, oui..." toujours conduisant son modeste et pas très rapide véhicule à moteur.

    "Oui, oui, oui…" répétait-il. Comme une femme, une femme qui jouissait. "Oui, oui, oui…" Ces mots si communs qui lui vinrent aux lèvres, presque une caricature, le firent évidemment un peu sourire.

    "Encore…" Mais l’extase de l’existence n’a pas de sexe. Il n’était plus Mister, il n’était pas Miss. Il était la jouissance elle-même. "Oui, oui, oui…" C’est à la vie qu'il faisait l'amour. C'était ce grand corps illimité prenant toutes les formes qu'il étreignait.

    C’était très incongru, en ce lieu si peu propice aux pâmes de l’esprit. Il n’était qu’un pauvre chauffeur solitaire suivant gentiment les lignes très droites d’une route que l’on avait tracée pour lui. Pas très poétique tout ça… Mais peut-être savait-il maintenant ne plus dépendre du quand ni du où. Ni de l’horaire ni du paysage. Pas besoin de mise en scène. Exit l’exotisme grisant ou l'érotisme convenu. Ne plus dépendre de rien que de lui-même. Etre l’homme, et être la femme. Etre le nombre, et être d’or.

    Il avait néanmoins retenu le cri qui montait dans sa gorge, rattrapé très vite par l’hostilité brute des voitures qui le doublaient à toute vitesse. Le pauvre décor, jaloux, parvenait donc tout de même à le ramener à la réalité. Inutile pourtant de s’en inquiéter. Il se savait enraciné dans son ciel. Il était le centre, et il était le cercle. Et il savait que demain, quand il le voudrait, il pourrait lancer ce cri de plaisir à la face d’un monde impuissant à aimer et peinant à jouir. Même si ce n’était que pour rire, même si ce n’était que pour mourir. C'est à la vie qu'il disait "Oui...".

     

     

  • La jeunesse

    En découvrant ce livre par hasard dans la librairie, tout lui revenait en mémoire. C'était bien sûr dans sa première vie.  Au temps du lycée. Un hiver. En cours d'arts plastiques il devait proposer des textes  à propos du tableau Guernica de Picasso. Il avait écrit un poème qu'il n'avait d'abord pas montré à son professeur. Il avait fini par oser. Le prof lui avait alors amené la semaine suivante un petit livre à la très sobre couverture jaune paille et au titre en capitales vertes : "Lettres à un jeune poète" par Rainer Maria Rilke. Bouleversement. Eblouissement. Envahissement. Une vocation était née.

    Était-il pour  autant devenu poète ? Il ne pouvait le dire lui-même. Il n'avait plus cessé d'écrire en tout cas, pour le meilleur et pour le pire. Il avait réussi à publier quelques livres Et il avait parfois essayé de mettre de la poésie dans sa vie... 

    Et là, devant ce livre au titre qui renvoyait explicitement au grand poète allemand, il  lui sembla d'abord que cela ne le concernait plus. Il avait  déjà traversé une longue vie.  Il n'était ni jeune, ni débutant. Alors à quoi bon ? Il n'avait  plus besoin de conseils ni de leçons ! 

    Mais quelque chose le retint. Etait ce la simple curiosité ? Était ce l'envie de retrouver la magie de son adolescence ? Il commença à tourner les pages du livre devant lui. Évidemment l'auteur citait Rilke dès la première phrase.Cela le décida. Et c'est seulement en s'avançant vers la caisse qu'il se rappela qu'il était Mister P. Le tout jeune Mister P. Un jeune auteur !

    De retour dans la belle maison au vaste jardin, il retrouva tout de suite le petit livre jaune dans la  bibliothèque. Il connaissait exactement l'emplacement de chaque volume.

    Il relut avec avidité les passages qu’il avait soulignés il y avait tant d’années avant… Il s’arrêta page 34 : « Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs. Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Etre artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. ».

    Mister P. reprit ensuite les « Lettres à un jeune auteur » et s’installa sur le canapé pour les lire. Il songeait à des livres qu’il voulait écrire, à quelques divers défis programmés, à sa vie nouvelle, à l'été qui allait venir, à l'éternité. Il pensa : "La jeunesse n’a pas d’âge".

  • L'anniversaire

    Mister P. avait un an. Pourtant il n'était plus un enfant depuis longtemps. Un an… Heureusement il n'avait pas perdu son temps.
    Il avait d'abord appris à méditer chez Bouddha, découvert une île utopique, et accueilli un Don Quichotte rouillé dans son jardin. C'était un bon début. Il avait bien sûr continué  avec quelques autres joyeux compagnons arpenteurs  à marcher vers les sommets. Et il projetait de gravir bientôt à nouveau d'autres montagnes bien plus hautes. Comme un bon  artisan, il avait sérieusement accompli les tâches de son métier qu'il aimait toujours.  Il s'était régalé de gros livres très érudits et d'autres plus légers. Il avait à peu près totalement rompu avec la télévision.  Il avait continué de réfléchir à l'état du monde et à la vanité de ses habitants mais à la radio il n'écoutait plus désormais que de la musique douce plutôt que des informations brutes. Il s'était envolé pour de nouveaux pays, et il avait longuement déambulé dans des villes lointaines. Il avait fait beaucoup  de photographies pour nourrir les souvenirs des voyageurs familiers et complices, toujours en partance pour un ailleurs. Il n'avait pas appris le tango mais il avait pour la première fois acheté un instrument de musique pour que ses mains gardent le rythme. Il s'était attaché encore davantage à la simplicité et la frugalité, sachant que le chemin était long. Il avait appris à jeûner et il avait partagé des repas savoureux. Il avait bu des vins blancs "vendanges tardives"  en pensant aux vendanges suaves de sa vie. Il avait continué de goûter le bon et de contempler le beau chaque fois qu'il le pouvait. Maladroitement parfois, mais avec conviction, il avait  essayé de faire que le quotidien ne le soit pas trop.  Entre ivresse lucide et gai désespoir il s'était égaré, il s'était perdu, il s'était retrouvé. Il avait tâché du mieux qu'il pouvait, malgré certains jours maussades,  et connaissant ses limites, de veiller sur ses amis et ses amours, de trouver le juste équilibre entre attachement et détachement, d'être avec eux dans le présent le plus pur et d'être lui-même dans la justesse la plus subtile. Probablement avait-il failli aussi et il n'avait pas toujours su enlever de son visage le masque inutile de la crispation, de l'irritation, ou du dédain. Mais il avait regardé avec un sourire clair un petitou jouer, rire, grandir, faire ses premiers pas. Il l'avait mené, sur son dos, au pied de la montagne sacrée.  Il avait beaucoup parlé et écrit, comme dans sa vie d'avant, pour comprendre, pour apprendre, pour transmettre, pour convaincre, pour partager, pour séduire, pour rire, pour rien.Il avait posé des mots sur quelques images fascinantes qu'il collectionnait. Il avait essayé, comme toujours, d'attraper les insaisissables saisons dans les filets de ses phrases, et les printemps passés  toujours le transperçaient mais l'été à venir le transcendait encore. Surtout, Il avait même écrit les chroniques de sa nouvelle vie merveilleuse !  Et  il avait enfin pu donner une forme concrète à son rêve de cabanes aux caresses, cultivant un art si essentiel à son apaisement…
    Tout cela méritait bien une petite célébration. Alors pour son premier anniversaire, Mister P. a bien fait les choses. Ils sont d'abord allés manger une pizza napolitaine et boire un verre de vin rouge. De retour dans la maison, au lieu de souffler sur une seule bougie, il en a allumé plusieurs, soigneusement disposées dans la petite pièce. Il n'a pas oublié l'encens à la vanille  ni la tête de bouddha qui change de couleur. Il a touché l'écran pour faire entendre la musique planante. Il a tapé doucement avec le pilon en bois sur  le bord du petit bol au son cristallin.  La cérémonie pouvait commencer. Sur le corps de la femme, ses mains ne tremblaient pas…

  • La devise

                              Mister P. cherchait sa devise. Ce n'était pas une coquetterie intellectuelle.  Pas vraiment non plus une volonté chevaleresque, car même si le voyageur qu'il était aimait bien le principe du chevalier errant, il était trop attaché à la déambulation pédestre et tenait trop en estime ses deux jambes pour passer sa vie sur un canasson. Chevalier, oui, mais à pied alors !  Ce qui relevait d'une contradiction insoluble. Bref, la quête de la devise ne faisait pas de lui un valeureux défenseur des  causes généreuses et plus ou moins perdues d'avance,  ou un amant à distance de gentes dames inaccessibles qui attendent son retour, énamourées à leur fenêtre...
    C'était sérieux, cette histoire de devise. Il avait la manie des résumés, des synthèses, des formules. Il fallait rassembler en quelques mots son essentiel.  Et c'était urgent. Il ne fallait pas se tromper. Une recette de vie minimaliste. Un mode d'emploi en une seule ligne. Ligne de vie. Vie incertaine et tremblement de l'être. Quelle règle se donner ?
     Il ne voulait pas se contenter de ses devises d'avant, les trop célèbres "carpe diem" antique ou "sapere aude" des Lumières. Il appréciait la joliesse élégante du latin, mais l'une était  trop commune et l'autre trop  pédante.
    Il avait revendiqué, aussi, la phrase de Valéry : "J'ai beau faire, tout m'intéresse", illustrant une curiosité et un éclectisme que sa première vie avait souvent confirmés.  Ce "touchatouisme" dont il  était assez fier, il l'avait  récemment reformulé par une juxtaposition qui sonnait comme une devise médiévale, et pour le coup, chevaleresque : "Tout, un peu".  Mais même inversée il craignait que l'on confonde piteusement avec le mièvre  "Un peu de tout". Les mots, décidément, étaient de délicieux serviteurs mais aussi des maîtres sévères.
    Il repensa alors à d'autres devises de son antan. Une phrase empruntée à une chanson italienne, et ce n'était pas  pour rien : "E gambe per andare, e bocca per baciare". Ou une autre de sa propre invention, résultat de son aventure philosophique : " Si tu n'as pas la réponse, aime ta question". Et passant ainsi d'une proposition à une autre, il se retrouva encore à ne savoir choisir. Décidément,  il voulait tout embrasser, sans mal étreindre… Tiens, cela aussi ferait l'affaire !
    Mister P. se coucha donc ce soir là sans avoir encore trouvé sa devise idéale. C'était du sérieux, mais ce n'était pas  grave. Et peut-être même, au fond, cela l'arrangeait. Un peu lâchement, il repartait, errant parmi les mots et la réalité, sans règle sûre, mais devisant sur le monde et la vie. Cela lui suffisait.  Avant de s'endormir, pourtant, il se souvint d'une image : un tatouage sur un beau pied féminin, une injonction douce rendue célèbre dans une chanson par quatre garçons dans le vent … Peut-être pourrait-il la choisir, au moins provisoirement ? L'avantage, c'était son  côté international. Une devise mondialisante. Le latin de l'empire romain était devenu l'anglais de l'empire américain. Aimons tous les mots, d'hier et d'aujourd'hui, langues mortes et langues vivaces. Va bene !
    Que disait donc cette chanson, quel était donc ce tatouage  ? "Let it be". Oui, il était si bon et si nécessaire de "laisser être". Mais si difficile aussi. Il ne suffisait probablement  pas de l'écrire sur son corps.  Et Mister P. s'endormit en rêvant à une devise introuvable, et à un Don Quichotte provençal sans cheval lancé dans une quête toujours inassouvie auquel une femme aux pieds nus disait : "Réjouis-toi !".

  • Trace

    Mister P. conservait de sa vie d'avant l'obsession de la trace, désormais encore plus insistante. Que resterait-il de son passage sur la Terre ?  Ces boîtes à archives contenant des bulletins de salaire et des feuilles d'impôts ?
    Ces milliers de livres alignés et classés dans une grande bibliothèque ? Ces  dizaines de milliers de photos soigneusement triées dans son ordinateur ? Plus que jamais, comme avant, il aurait voulu que sa vie se résume à un poème, un seul petit poème tout simple que chacun pourrait retenir et mettre dans un coin de sa tête et de son cœur. Mais tout ce qu il avait écrit était voué à l'oubli : la vague du temps l'effacerait  comme la vague de l'océan avait effacé, lors d'un été idéal, les mots qu'il avait tracés maladroitement sur le sable doré. Aujourdhui encore moins qu'hier  il n'était capable de graver dans le marbre ou de rester durablement éloigné du bord de l'eau. Alors il n'avait plus qu'à attendre, et tout disparaîtrait dans la frange d'écume. L'immensité du temps recouvrirait sa vie comme l'océan avait en un instant renvoyé le poète à sa vanité.
    Il fallait se résigner : nulle trace.
    A moins, songea Mister P., que le poème soit cet effacement. Il suffisait  alors de se tenir à la limite des vagues et d'essayer de faire une rime des moments de sa vie. Ratures comprises. Sans brouillon.  Ce n'était pas si simple. Il fallait oser le sable. Et accepter l'océan.  Mais c'était le seul moyen de donner un sens à notre passage. Et quelle autre trace pouvait-on souhaiter qu'un peu de beauté ?


  • Son chemin

     
     
    Evidemment, certains jours un peu gris, Mister P. se demandait combien de temps encore il resterait ce marcheur joyeux et infatigable qu'il avait été si souvent. Il surveillait avec inquiétude la belle mécanique de son corps dont il connaissait la fragilité.
    Dans ces moments d'incertitudes, les images de ses cheminements auraient pu lui fendre le coeur comme le font toutes les traces d'un passé chéri. Heureusement, il les retrouvait avec plaisir plutôt que douleur. Il fallait en profiter, sans savoir comment demain il percevrait ce révolu que nous fabriquons à chaque moment.
    Il les regardait avec le sentiment d'un devoir accompli. Il ne s'était pourtant jamais senti l'obligé de quiconque ni de quelque morale impérative. Ce devoir là s'était accompli sans effort, sans mérite. Au nom du privilège que le hasard et la nécessité cosmiques lui avaient offert. Très simplement. C'était le devoir de vivre.
    Oui, certains jours un peu gris, il suffisait à Mister P. de se souvenir que le ciel avait été bleu par-dessus ses pas, et que rien ne l'avait empêché d'aller voir là-bas, un peu plus loin, juste un peu plus loin, au bout d'une route qui n'avait pas de bout, d'aller voir et de ne rien trouver, de ne rien trouver mais d'avoir marché. Peu de chose, en somme. Il avait fallu seulement mettre un pied devant l'autre. Il l'avait fait. Une infime trouée dans l'espace infini. Presque rien. Pas un grand destin. Son chemin.

  • Le coquillard

    Parfois Mister P. malgré ses efforts pour danser la vie, était rattrapé par un état d'être pour lequel il cherchait la bonne formule verbale. "S'en battre les couilles" était vraiment trop vulgaire, trop courant, trop moche, trop tout. "S'en foutre" n'était guère mieux. Obscène. D'un grivois sans humour. "N'en avoir rien à braire" faisait de lui un âne et bien qu'il eût pour ce doux animal une vraie tendresse et ne crût pas un instant à sa légendaire bêtise, il se refusait à passer pour...

    Alors quoi ? "L'à-quoi-bonisme" était tentant, valorisant, mais trop élististe, trop Dutronc-Gainsbourgien, trop dandy désinvolte, trop esthète, alcoolo ou fumeur de Havane... Trop bobo pour être vrai. Alors il repensait à Bartleby, le personnage de Melville : "je préfèrerais ne pas". Culte. Mais il se refusait à choper encore dans la littérature les mots qui ne devraient être que les siens. "Faites comme si j'étais pas là" était somme toute assez proche de sa vérité du moment. Ce n'était pas encore ça pourtant... puisqu'il ne pouvait se résoudre à faire "comme si", élément fondateur de la posture kantienne (si, si !) comme il venait de le lire dans un très bon article philosophique où il avait cherché là aussi une formule, une clé,  comme il avait toujours cherché, toute sa vie, la formule, la clé, en vain, bien sûr, bêtement, et le mot, le dernier mot, qu'il redoutait tant de ne pouvoir choisir et pour cela courait d'un mot à un autre, tissant des formules jamais définitives en attendant le déluge, en attendant de partir, en tremblant... Et ce faisant, bien sûr, il savait aux tréfonds de ce corps dont il ne pouvait s'échapper, triste vérité ontologique, il savait qu'il ne se foutait de rien, que ses couilles jamais il ne battait, que jamais il n'aurait brait pour rien, que tout comptait, que de tout il voulait sucer le suc et la sève, et que les mots du dépit qu'il cherchait étaient un masque de comédie, un travestissement d'Arlequin...

    N'empêche, ce soir-là, entre conscience de sa lassitude et désir toujours vivace, de tout ou à peu près il aurait bien voulu, si c'eût été possible, s'en tamponner le coquillard...

  • Un roi

    Oui, dans sa vie d'avant, il avait bien été le roi de son petit monde au bord de cette rivière en Lozère, vert paradis de son enfance. Maître de rien mais riche du grand mystère de sa vie toute à venir. Bien plus tard il avait parfois, au cours de ses petites aventures en terres inconnues, retrouvé dans certains instants de plénitude ce royaume désormais élargi à la terre ronde qui s'offrait à lui sans limites. Devant les images qui lui rappelaient ses moments d'exaltation il s'amusait de ses souvenirs. A chaque fois, face au vent puissant soufflant dans la lit de la rivière Kali Gandaki au Népal, contre le vent encore dans les steppes de Mongolie, ou comme un défi sans danger au terme effrayant, dans la touffeur écrasante et pourtant matinale de la Vallée de la Mort, il avait hurlé : "Je suis le roi du monde !". Et Mister P. se demandait à nouveau ce que peuvent les horloges menaçantes contre le cri de cet enfant de plusieurs décennies qui avait connu cette ivresse d'un roi pour de rire clamant à la face du monde son orgueil de vivant. Pour de vrai.

  • La rivière

    Il n'avait pas choisi cette nouvelle horloge qui désormais ne le quittait plus, comme une deuxième ombre pesante et sombre. Le temps, son temps, était donc doublement compté. Bien sûr il suffisait alors de plonger dans l'absolu présent, comme le préconisent les docteurs de l'existence. Plus facile à dire qu'à faire. Il avait pourtant longuement pratiqué dans sa première vie cet éloge de l'instant. Il en était très fier. Il croyait avoir compris. Mais on ne s'extrait jamais totalement du temps. Le passé, d'ailleurs, lui était relativement doux, l'emportant par exemple au gré d'une image retrouvée, à l'époque bénie de son enfance. Ce temps-là, celui des bras d'une mère, celui d'un monde réduit aux contours de l'innocence et ouvert à tous les possibles, Mister P. aimait le faire revivre pour défier les horloges. Que pouvaient-elles, ces tristes compteuses de vie, contre le sourire d'un enfant au bord de la   rivière ?

  • Dimanche

    Le dimanche était particulièrement lumineux. Le vent avait nettoyé l'espace et l'automne en était radieux. Au-dehors. Mais Mister P. ressentait ce jour là dans son corps et son coeur une indécises palpitation. Dedans, il faisait moins beau. Il le savait bien qu'il fallait "aller à l'essentiel", mais cette essence de la vie ses dérobait à mesure qu'il avançait. Il repoussait toujours à demain les grands travaux existentiels. Il se contentait de petites réparations plus ou moins provisoires. Et pourtant il savait bien que demain plus rien ne serait comme avant. Le temps pressait, plus que jamais. Cette évidence prenait maintenant des formes bien concrètes. On avait dépassé le stade des concepts. La réalité, dans sa brutalité bornée, tenait tête à toutes ses tentatives de diversion. Il hésitait à s'en vouloir. Il n'avait pas tout choisi. Mais ce dimanche silencieux dans une maison vide le renvoyait à sa responsabilité, le rappelait à sa drôle de liberté qu'on appelle être vivant. Il vacillait, aussi, entre la joie sereine des peurs dépassées et la tristesse profonde d'un avenir troublant. Sur le clavier, sa main tremblait.

  • Narcisse

    Malgré ses récentes tentatives pour baillonner son ego bavard par diverses méthodes à la mode, Mister P.  gardait de sa vie antérieure un narcissisme taille XXL qui prenait même parfois des proportions inquiétantes et amusantes. Ainsi par exemple il avait pensé au milieu d'une journée d'automne, en souriant intérieurement : "Si je me rencontrais, je suis sûr que je me plairais". Son avenir aux contours incertains et tremblants l'autorisait au moins à ne pas faire trop cas de cet excès de confiance. Il pouvait se le permettre. Mieux valait en rire.