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Chimères

Chimères
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Que reste-t-il quand tout est emporté ?

Tout ne disparaît pas, il subsiste dans l’air des cordes invisibles qui gardent la mémoire de tout ce qui s’en va. Elles vibrent partout mais nous, pauvres humains, nous ne connaissons pas la bonne longueur d‘onde. Nous n’avons pas non plus les antennes adéquates. Nos oreilles sont sourdes à cette musique, et nul autre organe ne capte ces messages. Si c’est un créateur qui nous a conçus, pourquoi n’a-t-il rien prévu ? L’ a-t-il fait tout exprès ? A-t-il vraiment voulu toujours nous voir, nous les pauvres vivants, tendre toutes nos forces vers un ciel qui jamais ne nous répond ? Condamnés à errer, en quête de consolations, d’un signe improbable à un espoir déçu…

Pour moi, et j’en suis sûr, le Rien n’existe pas. Nombreux sont mes camarades de pensée qui m’en ont convaincu : tout ce qui a vécu vivra. Je me souviens de ce cher Denis Diderot qui imaginait le jour où ses molécules pourraient bien retrouver celles de son amante dissoute. Ou Charles Baudelaire songeant devant une charogne à la forme et à l’essence divine de ses « amours décomposés ». Ou encore, Béroul le moyen-ageux racontant la ronce qui jaillit de la tombe de Tristan pour s’enfoncer dans celle d’Yseult. Et mon ami vénitien Giuseppe Casanova qui écrit : « Je baise l’air, croyant que tu y es ».

Les sceptiques diront : tout cela n’est qu’une belle illusion. Que valent ces amours disparus sans corps et sans esprit ? Comment imaginer la vie après la vie sans tomber dans le puits de la croyance vaine ? Le doute est essentiel et nous maintient penchés entre deux vérités plutôt que droit perché sur une certitude. Pourvu qu’elle ne mène ni vers un Dieu tyran, ni vers la foi guerrière, il n’est pas interdit de suivre une chimère.

La mienne est celle-là : nul paradis, nul enfer, juste de la matière qui change de registre. Des formes se défont et puis se recomposent. Derrière sa façade d’horloge bien réglée, l’univers est toujours un grand chambardement d’où viennent ces vibrations qui sont autour de nous sans que nous le sachions.

Que dire alors des mots que nous lançons dans l’air ?
Ils vont vivre toujours puisqu’ils n’existent pas. Chacun est immortel. Il faut bien les choisir. Soignons les avant de s’en aller : ils seront nos éternels messagers.

Je ne suis qu’un modeste disciple de la muse poésie. Les mots sont la matière dont je sculpte des formes. J‘émets une hypothèse. Si vous recevez quelques uns de mes mots comme une balle attrapée, c’est un jeu, ou une fleur cueillie, c’est un don, et que vous les gardez dans votre cœur, dans votre tête, ou même seulement dans vos mains, si vous les emmenez dans vos vies, même par mégarde, même sans vous rendre compte qu’ils vous sont accrochés, j’aime imaginer, autre chimère bien innocente, qu’ils vibreront eux aussi dans le silence et qu’un jour lointain un autre pauvre humain enfermé dans son corps recevra par les formes décomposées de ces molécules de mots de la matière pour sa pensée, de l’énergie pour son existence.

Alors je vous en prie, amis qui m’écoutez, prenez et gardez tout. Mes mots, mes phrases, emportez les. C’est ce que j’ai fait de mieux. Qu’ils soient vos compagnons dans l’obscurité de la mélancolie ou dans la lumière de la joie, sur vos sommets de plénitude comme dans vos traversées du vide, dans l’éreintement ou dans l’extase. Et peut-être quelquefois en leur donnant ainsi une nouvelle vie, vous vous souviendrez d’un petit poète chimérique qui croyait, pure folie, à l’éternité de la poésie.

Ive
achevé le 16 décembre 2019
Image : chimère "Pin on", sculpture (détail) d'Alessandro Gallo, artiste vénitien.

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