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  • La devise

                              Mister P. cherchait sa devise. Ce n'était pas une coquetterie intellectuelle.  Pas vraiment non plus une volonté chevaleresque, car même si le voyageur qu'il était aimait bien le principe du chevalier errant, il était trop attaché à la déambulation pédestre et tenait trop en estime ses deux jambes pour passer sa vie sur un canasson. Chevalier, oui, mais à pied alors !  Ce qui relevait d'une contradiction insoluble. Bref, la quête de la devise ne faisait pas de lui un valeureux défenseur des  causes généreuses et plus ou moins perdues d'avance,  ou un amant à distance de gentes dames inaccessibles qui attendent son retour, énamourées à leur fenêtre...
    C'était sérieux, cette histoire de devise. Il avait la manie des résumés, des synthèses, des formules. Il fallait rassembler en quelques mots son essentiel.  Et c'était urgent. Il ne fallait pas se tromper. Une recette de vie minimaliste. Un mode d'emploi en une seule ligne. Ligne de vie. Vie incertaine et tremblement de l'être. Quelle règle se donner ?
     Il ne voulait pas se contenter de ses devises d'avant, les trop célèbres "carpe diem" antique ou "sapere aude" des Lumières. Il appréciait la joliesse élégante du latin, mais l'une était  trop commune et l'autre trop  pédante.
    Il avait revendiqué, aussi, la phrase de Valéry : "J'ai beau faire, tout m'intéresse", illustrant une curiosité et un éclectisme que sa première vie avait souvent confirmés.  Ce "touchatouisme" dont il  était assez fier, il l'avait  récemment reformulé par une juxtaposition qui sonnait comme une devise médiévale, et pour le coup, chevaleresque : "Tout, un peu".  Mais même inversée il craignait que l'on confonde piteusement avec le mièvre  "Un peu de tout". Les mots, décidément, étaient de délicieux serviteurs mais aussi des maîtres sévères.
    Il repensa alors à d'autres devises de son antan. Une phrase empruntée à une chanson italienne, et ce n'était pas  pour rien : "E gambe per andare, e bocca per baciare". Ou une autre de sa propre invention, résultat de son aventure philosophique : " Si tu n'as pas la réponse, aime ta question". Et passant ainsi d'une proposition à une autre, il se retrouva encore à ne savoir choisir. Décidément,  il voulait tout embrasser, sans mal étreindre… Tiens, cela aussi ferait l'affaire !
    Mister P. se coucha donc ce soir là sans avoir encore trouvé sa devise idéale. C'était du sérieux, mais ce n'était pas  grave. Et peut-être même, au fond, cela l'arrangeait. Un peu lâchement, il repartait, errant parmi les mots et la réalité, sans règle sûre, mais devisant sur le monde et la vie. Cela lui suffisait.  Avant de s'endormir, pourtant, il se souvint d'une image : un tatouage sur un beau pied féminin, une injonction douce rendue célèbre dans une chanson par quatre garçons dans le vent … Peut-être pourrait-il la choisir, au moins provisoirement ? L'avantage, c'était son  côté international. Une devise mondialisante. Le latin de l'empire romain était devenu l'anglais de l'empire américain. Aimons tous les mots, d'hier et d'aujourd'hui, langues mortes et langues vivaces. Va bene !
    Que disait donc cette chanson, quel était donc ce tatouage  ? "Let it be". Oui, il était si bon et si nécessaire de "laisser être". Mais si difficile aussi. Il ne suffisait probablement  pas de l'écrire sur son corps.  Et Mister P. s'endormit en rêvant à une devise introuvable, et à un Don Quichotte provençal sans cheval lancé dans une quête toujours inassouvie auquel une femme aux pieds nus disait : "Réjouis-toi !".

  • Trace

    Mister P. conservait de sa vie d'avant l'obsession de la trace, désormais encore plus insistante. Que resterait-il de son passage sur la Terre ?  Ces boîtes à archives contenant des bulletins de salaire et des feuilles d'impôts ?
    Ces milliers de livres alignés et classés dans une grande bibliothèque ? Ces  dizaines de milliers de photos soigneusement triées dans son ordinateur ? Plus que jamais, comme avant, il aurait voulu que sa vie se résume à un poème, un seul petit poème tout simple que chacun pourrait retenir et mettre dans un coin de sa tête et de son cœur. Mais tout ce qu il avait écrit était voué à l'oubli : la vague du temps l'effacerait  comme la vague de l'océan avait effacé, lors d'un été idéal, les mots qu'il avait tracés maladroitement sur le sable doré. Aujourdhui encore moins qu'hier  il n'était capable de graver dans le marbre ou de rester durablement éloigné du bord de l'eau. Alors il n'avait plus qu'à attendre, et tout disparaîtrait dans la frange d'écume. L'immensité du temps recouvrirait sa vie comme l'océan avait en un instant renvoyé le poète à sa vanité.
    Il fallait se résigner : nulle trace.
    A moins, songea Mister P., que le poème soit cet effacement. Il suffisait  alors de se tenir à la limite des vagues et d'essayer de faire une rime des moments de sa vie. Ratures comprises. Sans brouillon.  Ce n'était pas si simple. Il fallait oser le sable. Et accepter l'océan.  Mais c'était le seul moyen de donner un sens à notre passage. Et quelle autre trace pouvait-on souhaiter qu'un peu de beauté ?