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  • Le plaisir

    Mister P. eut ce jour là une bouffée d’existence dont il connaissait les symptômes depuis longtemps (dès sa première vie) mais qui le surprirent à cet instant si prosaïque. Au volant de sa voiture lancée bêtement sur une autoroute ordinaire, et même pire, périurbaine, il sentit sa vie ronde où rien ne manquait, il vit ses planètes intérieures provisoirement alignées. Ce sentiment de plénitude n’était pas nouveau mais il s’exprima ce jour là par un étonnant gémissement de plaisir. Il se surprit à s'entendre murmurer "oui, oui, oui..." toujours conduisant son modeste et pas très rapide véhicule à moteur.

    "Oui, oui, oui…" répétait-il. Comme une femme, une femme qui jouissait. "Oui, oui, oui…" Ces mots si communs qui lui vinrent aux lèvres, presque une caricature, le firent évidemment un peu sourire.

    "Encore…" Mais l’extase de l’existence n’a pas de sexe. Il n’était plus Mister, il n’était pas Miss. Il était la jouissance elle-même. "Oui, oui, oui…" C’est à la vie qu'il faisait l'amour. C'était ce grand corps illimité prenant toutes les formes qu'il étreignait.

    C’était très incongru, en ce lieu si peu propice aux pâmes de l’esprit. Il n’était qu’un pauvre chauffeur solitaire suivant gentiment les lignes très droites d’une route que l’on avait tracée pour lui. Pas très poétique tout ça… Mais peut-être savait-il maintenant ne plus dépendre du quand ni du où. Ni de l’horaire ni du paysage. Pas besoin de mise en scène. Exit l’exotisme grisant ou l'érotisme convenu. Ne plus dépendre de rien que de lui-même. Etre l’homme, et être la femme. Etre le nombre, et être d’or.

    Il avait néanmoins retenu le cri qui montait dans sa gorge, rattrapé très vite par l’hostilité brute des voitures qui le doublaient à toute vitesse. Le pauvre décor, jaloux, parvenait donc tout de même à le ramener à la réalité. Inutile pourtant de s’en inquiéter. Il se savait enraciné dans son ciel. Il était le centre, et il était le cercle. Et il savait que demain, quand il le voudrait, il pourrait lancer ce cri de plaisir à la face d’un monde impuissant à aimer et peinant à jouir. Même si ce n’était que pour rire, même si ce n’était que pour mourir. C'est à la vie qu'il disait "Oui...".

     

     

  • La jeunesse

    En découvrant ce livre par hasard dans la librairie, tout lui revenait en mémoire. C'était bien sûr dans sa première vie.  Au temps du lycée. Un hiver. En cours d'arts plastiques il devait proposer des textes  à propos du tableau Guernica de Picasso. Il avait écrit un poème qu'il n'avait d'abord pas montré à son professeur. Il avait fini par oser. Le prof lui avait alors amené la semaine suivante un petit livre à la très sobre couverture jaune paille et au titre en capitales vertes : "Lettres à un jeune poète" par Rainer Maria Rilke. Bouleversement. Eblouissement. Envahissement. Une vocation était née.

    Était-il pour  autant devenu poète ? Il ne pouvait le dire lui-même. Il n'avait plus cessé d'écrire en tout cas, pour le meilleur et pour le pire. Il avait réussi à publier quelques livres Et il avait parfois essayé de mettre de la poésie dans sa vie... 

    Et là, devant ce livre au titre qui renvoyait explicitement au grand poète allemand, il  lui sembla d'abord que cela ne le concernait plus. Il avait  déjà traversé une longue vie.  Il n'était ni jeune, ni débutant. Alors à quoi bon ? Il n'avait  plus besoin de conseils ni de leçons ! 

    Mais quelque chose le retint. Etait ce la simple curiosité ? Était ce l'envie de retrouver la magie de son adolescence ? Il commença à tourner les pages du livre devant lui. Évidemment l'auteur citait Rilke dès la première phrase.Cela le décida. Et c'est seulement en s'avançant vers la caisse qu'il se rappela qu'il était Mister P. Le tout jeune Mister P. Un jeune auteur !

    De retour dans la belle maison au vaste jardin, il retrouva tout de suite le petit livre jaune dans la  bibliothèque. Il connaissait exactement l'emplacement de chaque volume.

    Il relut avec avidité les passages qu’il avait soulignés il y avait tant d’années avant… Il s’arrêta page 34 : « Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs. Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Etre artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. ».

    Mister P. reprit ensuite les « Lettres à un jeune auteur » et s’installa sur le canapé pour les lire. Il songeait à des livres qu’il voulait écrire, à quelques divers défis programmés, à sa vie nouvelle, à l'été qui allait venir, à l'éternité. Il pensa : "La jeunesse n’a pas d’âge".